Jacques Derrida

Des Humanites et
de la discipline philosophique


Le droit a la philosophie du point de vue cosmopolitique
(l'exemple d'une institution internationale)



S U R F A C E S Vol. IV.309 Folio 1 (Montréal)
Vendome (Editions UNESCO Verdier PUF) 1997

ABSTRACT
This essay engages in a rethinking of the right to philosophy in its international dimension. It grounds its reflections in a reading of Kant's "Idea of a Universal History from a Cosmopolitical Point of View," considering the essay in terms of its implications for institutions founded after World War II. In examining these implications, it discusses issues of Euro centrism, the founding history of modernity, and the role of UNESCO in posing the question of contemporary philosophy.

[ auf Deutsch - in English ]


La problematique qui forme la charte de notre rencontre internationale nous impose de prendre en consideration, au moins a titre d'exemple, deux types de rapport:

  • 1. Le rapport interinstitutionnel entre les universites ou les instituts de recherche d'une part, les institutions internationales de la culture (gouvernementales ou non gouvernementales) d'autre part;
  • 2. Le rapport interdisciplinaire exceptionnel entre la philosophie et les humanites, "philosophie" nommant ici a la fois une discipline qui fait partie des humanites et celle qui pretend penser, elaborer, critiquer, l'axiomatique des humanites, et singulierement le probleme de leur humanisme presume. C'est ce qui m'autorise a vous soumettre ici, remaniee pour notre colloque, une partie d'un discours inedit adresse recemment sur ces sujets a l'Unesco.

    De la philosophie - la dette et le devoir.

    Je commencerai par la question "ou ?"

    Non pas directement par la question "ou sommes-nous?" ou "ou en sommes-nous?", mais "ou la question du droit a la philosophie a-t-elle lieu?", ce qui se traduit aussitot par "ou doit-elle avoir lieu?"

    Ou trouve-t-elle aujourd'hui son lieu le plus approprie?

    La forme meme de cette question au sujet d'une question, a savoir "ou?, en quel lieu une question peut-elle avoir lieu?", suppose qu'entre la question et le lieu, entre la question de la question et la question du lieu, il y ait une sorte de contrat implicite, une affinite supposee; comme si une question devait toujours etre prealablement autorisee par un lieu, d'avance legitimee par un espace determine qui lui donne a la fois droit et sens, la rendant ainsi possible et du meme coup necessaire, a la fois legitime et inevitable.

    Selon l'idiome francais - et deja l'usage de cet idiome, l'autorite de fait de cet idiome, nous rappelle a la question du cosmo-politique et nous enjoindrait a lui seul de poser cette question - on dirait qu'il y a des lieux ou il y a lieu de poser cette question, c'est-a-dire que cette question y est en droit non seulement possible et autorisee, mais necessaire, voire prescrite. En de tels lieux, telle question, celle par exemple du droit a la philosophie du point de vue cosmopolitique, peut et doit avoir lieu.

    Par exemple, l'Unesco serait ainsi le lieu privilegie, peut-etre au fond - je le dis sans convention et nullement par politesse pour nos hotes - le seul lieu possible pour deployer vraiment la question qui nous rassemble aujourd'hui et dont l'autorite porte en quelque sorte dans sa forme meme le sceau de cette institution, recevant d'elle en principe et sa reponse et sa responsabilite; comme si, pour le dire d'un mot, l'Unesco, et par privilege son departement de philosophie, etait l'emanation singuliere de quelque chose comme la philosophie, comme "un droit a la philosophie du point de vue cos mopolitique", une emanation singuliere pour etre circulaire, comme si une source et l'emanation est toujours d'une source, remontait a la source. L'Unesco est peut-etre nee de la position d'un droit a la philosophie du point de vue cosmopolitique et il lui revient en propre de repondre de ce droit en repondant a cette question. L'Unesco porte a la fois la reponse et la responsabilite de cette question.

    Pourquoi? Pourquoi l'Unesco, dans sa destination propre, dans la mission qu'elle s'est assignee, est-elle l'institution qui, par excellence, aujourd'hui, a vocation a poser cette question, a lui faire droit a son tour, a l'elaborer et a tirer les enseignements pratiques d'une telle elaboration?

    Mon sous-titre fait une allusion transparente au titre celebre d'un important petit texte de Kant, l'Idee zu einer allgemeinen Geschichte in weltburgerlicher Absicht (l784), Idee (en vue) d'une histoire universelle au point de vue cosmopolitique. Comme nous le savons, ce texte bref et difficile appartient a l'ensemble des ecrits de Kant dont on peut dire qu'ils annoncent, c'est-a-dire a la fois predisent, prefigurent et prescrivent une certain nombre d'institutions internationales qui n'ont vu le jour qu'en ce siecle, pour la plupart apres la Seconde Guerre mondiale. Ces institutions, comme l'idee du droit international qu'elles tentent de mettre en oeuvre, ce sont deja des philosophemes; ce sont des actes et des archives philosophiques, des productions et des produits philosophiques, non seulement parce que les concepts qui les legitiment ont une histoire philosophique assignable et donc une histoire philosophique qui se trouve inscrite dans la charte ou la constitution de l'Unesco, mais parce que, du meme coup, et par la meme, de telles institutions impliquent le partage d'une culture et d'un langage philosophique, engageant des lors a rendre possible, d'abord par l'education, l'acces a ce langage et a cette culture. Tous les Etats qui adherent aux chartes de ces institutions internationales s'engagent, en principe, philosophiquement, a reconnaitre et a mettre en oeuvre de facon effective quelque chose comme de la philosophie et une certaine philosophie du droit, des droits de l'homme, de l'histoire universelle, etc. La signature de ces chartes est un acte philosophique qui engage philosophiquement aupres de la philosophie. Des lors, qu'ils le disent ou non, le sachent ou non, se conduisent ou non en consequence, ces Etats et ces peuples, par leur adhesion a ces chartes ou par leur participation a ces institutions, contractent un engagement philosophique, et donc au moins un engagement a assurer la culture ou l'education philosophique indispensable a l'intelligence et a la mise en oeuvre de ces engagements aupres d'institutions internationales qui, je le repete, sont philosophiques par essence (ce que, soit dit au passage, certains peuvent interpreter comme une ouverture infinie, d'autres comme une limite a l'universalite meme, si l'on considere par exemple qu'un certain concept de la philosophie et meme du cosmopolitisme philosophique, voire du droit international, est chose trop europeenne - mais c'est la un probleme qui reapparaitra sans doute au cours des discussions).

    Quels sont les enjeux concrets de cette situation aujourd'hui? Pourquoi les grandes questions de l'enseignement et de la recherche philosophique, pourquoi l'imperatif du droit a la philosophie doivent-ils se deployer plus que jamais dans leur dimension internationale? Pourquoi les responsabilites a prendre ne sont-elles plus, moins que jamais aujourd'hui et moins que jamais demain, au XXIieme siecle, simplement nationales? Que signifie ici "national", "international", "cosmopolitique", "universel" pour la philosophie, la recherche philosophique, l'education ou la formation philosophique, voire pour une question ou une pratique philosophique qui ne se lieraient pas essentiellement a la recherche ou a l'education?

    Un philosophe est toujours quelqu'un pour qui la philosophie n'est pas donnee, quelqu'un qui par essence doit s'interroger sur l'essence et la destination de la philosophie. Il faut rappeler ce fait meme s'il parait trivial ou trop evident; car c'est la une situation et un devoir plus singuliers qu'il ne semble, et cela peut conduire a des consequences pratiques redoutables. L'existence de lieux tels que l'Unesco, c'est-a-dire d'institutions internationales qui non seulement impliquent une philosophie, voire la philosophie dans le discours et je dirais meme la langue de leur Charte, mais qui ont juge necessaire de se doter d'un departement specialise de philosophie (ce qui ne va pas de soi et rappelle tout le debat ouvert depuis Le Conflit des Facultes de Kant: pourquoi une institution essentiellement philosophique aurait-elle besoin d'un departement de philosophie? Schelling pensait, contre Kant, que l'universite n'etant qu'une grande institution philosophique, philosophique de part en part, la philosophie devant y etre partout, il n'y avait pas lieu de l'enfermer dans un departement); l'existence donc d'un lieu proprement philosophique comme l'Unesco, le fait que le mode d'etre de l'Unesco est un mode d'etre a priori philosophique, cela constitue, me semble-t-il, une sorte d'axiomatique, un systeme de valeurs, de normes, de principes regulateurs en vertu desquels, certes, nous sommes ici, mais qui prescrivent aussi a tout philosophe de s'interroger concretement sur une telle situation, et de ne pas la tenir comme un fait acquis, evident et sans consequence grave.

    Avant de tirer quelques consequences preliminaires et moins abstraites de ces premiers axiomes, permettez-moi de rappeler que le texte de Kant, s'il annonce et prescrit un "Etat cosmopolitique universel" (Etat, Zustand, au sens de l'etat des choses, de la situation, de la constitution reelle, non de l'Etat avec un grand E), si Kant en definit du moins l'espoir (Hoffnung), l'espoir qu'apres maintes revolutions et transformations, "finalement" (endlich) ce cosmopolitisme deviendra un fait; si Kant fonde cet espoir (qui reste un espoir) sur le dessein "supreme de la nature" (was die Natur zur hochsten Absicht hat), cet espoir est tout sauf l'expression d'un optimisme confiant et surtout d'un universalisme abstrait. En soulignant brievement quelques limites qui donnent sa forme meme et sa forme a la fois la plus positive, la plus moderne, la plus riche d'enseignement mais aussi la plus problematique au discours kantien, en insistant plutot sur les difficultes, je voudrais introduire aux exposes et a la discussion qui vont suivre; y introduire et non, bien evidement, les anticiper, les preceder, encore moins les prevoir ou les programmer.

    Quelles sont ces difficultes ? Que prefigurent-elles des tâches et des problemes de notre temps? Mais aussi que ne prefigurent-elles pas? Et qu'est-ce qui dans notre temps pourrait, voire devrait deborder un discours comme celui de Kant?

    L'idee (au sens kantien) qui nous rassemble ici dans la conscience que la definition d'une tâche philosophique et d'un droit a la philosophie doit etre posee dans sa dimension cosmopolitique, donc internationale ou inter-etatique (et c'est deja une question grave de savoir si le cosmopolitique trace un trait d'union entre les cites, les poleis du monde comme nations, comme peuples ou comme Etats), cette idee suppose - Kant le dit lui-meme - une approche philosophique de l'histoire universelle inseparable d'une sorte de plan de la nature visant a une unification politique totale, parfaite, de l'espece humaine (die vollkommene burgerliche Vereinigung in der Menschengattung). Quiconque douterait d'une telle unification, et surtout d'un plan de la nature, n'aurait aucune raison de souscrire ne serait-ce qu'a la mise en commun d'une problematique philosophique, d'une problematique pretendument universelle ou universalisable de la philosophie. Pour qui douterait de ce plan de la nature, tout le projet d'ecrire une histoire universelle - partant philosophique - et de creer tout aussi bien des institutions regies par un droit international - donc philosophique - ne serait qu'un roman. "Roman" est le mot de Kant. Celui-ci est si conscient du risque, qu'a plusieurs reprises il juge necessaire de s'expliquer avec cette hypothese ou cette accusation et pour cela de reaffirmer que cette idee philosophique, si extravagante qu'elle paraisse, n'est ni une fiction ni une histoire romanesque - et que la philosophie, dans le corps en formation de son institution, n'est surtout pas de la litterature, ni plus generalement une fiction, en tous cas une fiction de l'imaginaire. Mais le danger de la litterature, du devenir-litterature de la philosophie, est si pressant, et si present a Kant, que celui-ci a plusieurs reprises le nomme et le recuse. Mais pour ce faire, il lui faut a la fois invoquer le fil conducteur d'un dessein de la nature (le fil conducteur, c'est a dire, un instrument commode de la representation (Darstellung), ce qui n'est pas le moyen le plus sur d'echapper au roman) et, d'autre part, prendre comme fil conducteur le plus sur pour suivre ce dessein de la nature l'histoire des nations europeennes, d'abord dans son commencement grec, puis romain, par opposition aux nations dites barbares. Ce qui fait que ce texte d'esprit cosmopolitique, selon une loi qu'on pourrait verifier bien au-dela de Kant, est le texte le plus fortement eurocentre qui soit, non seulement dans son axiomatique philosophique, mais aussi bien dans sa reference retrospective a l'histoire greco-romaine que dans sa reference prospective a l'hegemonie future de l'Europe qui, dit-il, "vraisemblablement donnera un jour des lois a toutes les autres".

    Comme cette question difficile et aigue du modele europeen, voire continental, de la philosophie ne manquera pas pour notre problematique - je suppose, en verite je l'espere -, de ressurgir dans le debat qui nous attend, je voudrais evoquer quelques lignes de Kant. Elles manifestent que le seul moyen d'opposer la raison philosophique au roman ou a la fiction extravagante, c'est de se fier a l'histoire europeenne de la raison et d'abord a l'histoire greco-romaine de l'histoire. Dans la Septieme Proposition, Kant rappelle que la nature aura naturellement et paradoxalement utilise l'insociabilite naturelle des hommes (et Kant est pessimiste en cela qu'il croit a cette insociabilite naturelle de l'homme et a l'etat de guerre naturelle ou originaire entre les hommes) pour les pousser a contracter des liens artificels et institutionnels et a entrer dans une Societe des Nations:

    La Nature a donc utilise une fois de plus l'insociabilite (Ungeselligkeit, Unvertragsamkeit) des hommes et meme l'insociabilite entre grandes societes et corps politiques aux-quels se prete cette sorte de creatures, comme un moyen pour forger au sein de leur inevitable antagonisme un etat de calme et de securite. Ainsi, par le moyen des guerres, des preparatifs excessifs et incessants en vue des guerres et de la misere qui s'ensuit interieurement pour chaque Etat, meme en temps de paix, la nature, dans des tentatives d'abord imparfaites, puis finalement, apres bien des ruines, bien des naufrages, apres meme un epuisement interieur radical de leurs forces, pousse les Etats a faire ce que la raison aurait aussi bien pu leur apprendre sans qu'il leur en couta d'aussi tristes epreuves, c'est a dire a sortir de l'etat anarchique de sauvagerie, pour entrer dans une Societe des Nations. La, chacun, y compris le plus petit Etat, pourrait attendre la garantie de sa securite et ses droits non pas de sa propre puissance ou de la propre appreciation de son droit, mais uniquement de cette grande Societe des Nations (des peuples: Volkerbunde) (Foedus Amphyctionum), c'est-a-dire d'une force unie et d'une decision prise en vertu des lois fondees sur l'accord des volontes. Si romanesque (plus precisement, si exaltee, enthousiaste, schwarmerisch) que puisse paraitre cette idee, et bien qu'elle ait ete rendue ridicule chez un Abbe de Saint-Pierre ou un Rousseau (peut-etre parce qu'ils en croyaient la realisation toute proche), telle est pourtant bien l'issue inevitable de la misere ou les hommes se plongent les uns les autres, et qui doit forcer les Etats a adopter la resolution,...etc".

    La logique de cette teleologie, c'est que nous devons etre reconnaissants a la nature - et Kant le dit litteralement - de nous avoir crees aussi naturellement, originairement aussi insociables et peu philosophes pour nous pousser par la culture, l'art et l'artifice (Kunst), et la raison, a faire epanouir les germes de la nature.

    Ce qui ressemble a une histoire romanesque et n'en est pas une, ce qui n'est en verite que l'historicite meme de l'histoire, c'est cette ruse de la nature. La nature use du detour de la violence et de l'insociabilite primitives, donc naturelles, pour servir la raison et donc pour mettre en oeuvre la philosophie a travers la societe des nations. Or, et c'est la que nous trouverions une provocation paradoxale aux debats d'aujourd'hui, dans cette ruse teleologique de la nature, l'Europe greco-romaine, la philosophie et l'histoire occidentale, j'oserais meme dire continentale, jouent un role moteur, capital, exemplaire, comme si la nature, dans sa ruse rationnelle, avait charge l'Europe de cette mission speciale: non seulement de fonder l'histoire comme telle, et d'abord comme science, non seulement de fonder la philosophie comme telle, et d'abord comme science, mais aussi de fonder une histoire philosophique rationelle (non romanesque) et de "donner un jour des lois" a tous les autres continents. Kant reconnait, une deuxieme fois dans la Neuvieme Proposition, que la tentative philosophique pour traiter l'histoire universelle en fonction d'un dessein cache de la nature et en vue d'une unification politique totale de l'humanite ressemble a un Roman (et la il nomme le roman par son nom, Roman); mais pour contredire cette hypothese romanesque et penser l'histoire humaine, au-dela du roman, comme un systeme et non comme un agregat sans plan et sans programme, sans providence, il se refere a ce qu'il appelle le fil conducteur (Leitfaden) de l'histoire grecque (griechische Geschichte), "la seule, dit-il, qui nous transmette toutes les autres histoires qui lui sont anterieures ou contemporaines, ou qui du moins nous apporte des documents a ce sujet". Autrement dit, l'historicite ou l'historiographicite grecque serait le signe, l'indice et donc le fil conducteur permettant de penser qu'une histoire est possible qui rassemblerait tout ce qui touche a l'universalite du genre humain. Cette histoire grecque (a la fois au sens de Geschichte et de Historie, d'histoire au sens de l'evenement et du recit, de la relation documentee, de la science historique), on peut en suivre l'influence, dit Kant, sur la formation et le declin du corps politique du peuple romain en tant qu'il a "absorbe" la polis grecque, puis a esquisse la cosmopolis en influencant ou colonisant les Barbares qui ont a leur tour detruit Rome. A quoi Kant ajoute:

    joignons-y en meme temps episodiquement (episodisch) l'histoire politique des autres peuples, telle que la connaissance en est peu a peu parvenue a nous par l'intermediaire precisement de ces nations eclairees. On verra alors apparaitre un progres regulier du perfectionnement de la constitution politique dans notre continent (in unserem Welttheile) qui vraisemblablement donnera un jour des lois a tous les autres (der wahrscheinlicher Weise allen anderen dereinst Gesetze geben wird).

    L'axe teleologique de ce discours est devenu la tradition de la modernite europeenne. On le retrouve intact, invariable a travers des variations aussi graves que celles qui peuvent distinguer Hegel, Husserl, Heidegger, Valery. On le retrouve aussi a l'etat pratique, et parfois a travers la denegation, dans nombre de discours politico-institutionnels, europeens ou mondiaux. Or ce discours eurocentrique nous pousse a nous demander - et je le dirai d'un mot tres schematique pour ne pas garder la parole trop longtemps - si aujourd'hui notre reflexion sur l'extension sans limite et la reaffirmation d'un droit a la philosophie ne doit pas a la fois prendre en compte et de-limiter l'assignation de la philosophie a son origine ou a sa memoire greco-europeenne. Non pas se contenter de reaffirmer une certaine histoire, une certaine memoire des origines ou de l'histoire occidentale (mediterraneenne ou centre-europeenne, greco-romaine-arabe ou germanique) de la philosophie, ne pas se contenter non plus de s'opposer ou d'opposer la denegation a cette memoire et a ces langues, mais d'essayer de deplacer le schema fondamental de cette problematique en se portant au-dela de la vieille, fatigante, usee, usante opposition entre l'eurocentrisme et l'anti-eurocentrisme. L'une des conditions pour y parvenir - et on n'y parviendra pas d'un coup, ce sera l'effet d'un long et lent labeur historique en cours -, c'est la prise de conscience active du fait que la philosophie n'est pas plus determinee par un programme, un langage ou une langue originaires dont il suffirait de retrouver la memoire pour en deceler la destination, pas plus assignee a son origine ou par son origine donc, qu'elle n'est simplement, spontanement, abstraitement cosmopolitique ou universelle. Ce que nous avons vecu et ce que nous visons de plus en plus, ce sont des modes d'appropriation et de transformation du philosophique, dans des langues et des cultures non-europeennes, qui ne reviennent ni au mode classique de l'appropriation qui consiste a faire sien ce qui est a l'autre (ici a interioriser la memoire occidentale de la philosophie et a l'assimiler dans sa propre langue) ni a l'invention de nouveaux modes de pensee qui, etrangers a toute appropriation, n'auraient plus aucun rapport a ce qu'on croit reconnaitre sous le nom de philosophie.

    Ce qui arrive aujourd'hui, et je crois depuis longtemps, ce sont des formations philosophiques qui ne se laissent pas enfermer dans cette dialectique au fond culturelle, coloniale ou neo-coloniale, de l'appropriation et de l'alienation. Il y a d'autres voies pour la philosophie que celles de l'appropriation comme expropriation (perdre sa memoire en assimilant la memoire de l'autre, l'une s'opposant a l'autre, comme si une ex-appropriation n'etait pas possible, ou la seule chance possible). Non seulement il y a d'autres voies pour la philosophie, mais la philosophie, s'il y en a, c'est l'autre voie. Et cela a toujours ete l'autre voie: la philosophie n'a jamais ete le deploiement responsable d'une unique assignation originaire liee a la langue unique ou au lieu d'un seul peuple. La philosophie n'a pas une seule memoire. Sous son nom grec et dans sa memoire europeenne, elle a toujours ete batarde, hybride, greffee, multilineaire, polyglotte et il nous faut ajuster notre pratique de l'histoire de la philosophie, de l'histoire et de la philosophie, a cette realite qui fut aussi une chance et qui reste plus que jamais une chance. Ce que je dis ici de la philosophie peut se dire aussi bien, et pour les memes raisons, du droit et de la democratie.

    En philosophie comme ailleurs, l'europeocentrisme et l'anti-europeocentrisme sont des symptomes de la culture missionnaire et coloniale. Un concept du cosmopolitisme qui serait encore determine par cette opposition non seulement limiterait concretement le developpement du droit a la philosophie, mais ne rendrait meme pas compte de ce qui se passe en philosophie. Pour reflechir en direction de ce qui se passe et pourrait encore se passer sous le nom de philosophie (et le nom est a la fois tres grave et sans importance, selon ce qu'on en fait), il nous faut reflechir a ce que peuvent etre les conditions concretes du respect et de l'extension du droit a la philosophie.

    Je juxtaposerai ici tres vite les titres de problemes qui sont en verite systematiquement ou structurellement coordonnes.

    l. Premier titre. Quiconque pense devoir faire respecter, accorder, etendre le droit a la philosophie d'un point de vue cosmopolitique devrait prendre en compte ce qu'est, mais aussi ce qu'a toujours ete la concurrence entre plusieurs modeles, styles, traditions philosophiques lies a des histoires nationales ou linguistiques, meme si jamais ils ne se reduisent a des effets de nation ou de langue. Pour prendre l'exemple le plus canonique, qui est loin d'etre le seul et qui comporte lui-meme de nombreuses sous-varietes, l'opposition entre la tradition de la philosophie dite continentale et la philosophie dite analytique ou anglo-saxonne ne se reduit ni a des limites nationales ni a des donnees linguistiques. Ce n'est pas seulement un immense probleme et une enigme pour les philosophes europeens ou anglo-americains qui y sont formes. Une certaine histoire, notamment mais non seulement une histoire coloniale, a constitue ces deux modeles en references hegemoniques dans le monde entier. Le droit a la philosophie passe non seulement par une appropriation de ces deux modeles concurrents et a la limite de tout modele par tout et par toutes (et quand je dis toutes, ce n'est pas pour etre formellement prudent quant a des categories grammaticales, j'y reviens dans un instant), le droit de tous et de toutes a la philosophie passe aussi par la reflexion, le deplacement et la deconstitution de ces hegemonies, l'acces a des lieux et a des evenements philosophiques qui ne s'epuisent ni dans ces deux traditions dominantes ni dans ces langues. Ces enjeux sont deja intra-europeens.

    2. Deuxieme titre. Le respect et l'extension du droit de tous et de toutes a la philosophie suppose aussi, je le dis encore trop vite, l'appropriation mais aussi le debordement des langues qu'on dit, selon le schema que je mettais en question tout a l'heure, fondatrices ou originaires de la philosophie: les langues grecque, latine, germaniques ou arabe. La philosophie doit se pratiquer, selon des chemins non simplement anamnesiques, dans des langues qui sont sans rapport de filiation avec ces racines. Si l'extension le plus souvent hegemonique de telle ou telle langue, et de facon quasiment toute puissante de l'anglais, peut servir de vehicule a la penetration universelle du philosophique et de la communication philosophique, la philosophie exige du meme coup, et pour cela meme, qu'on se libere des phenomenes de dogmatisme et d'autorite que la langue peut produire. Il ne s'agit pas de soustraire la philosophie a la langue et a ce qui a jamais la lie a de l'idiome; il ne s'agit pas de promouvoir une pensee philosophique abstraitement universelle et sans inherence au corps de l'idiome, mais au contraire de la mettre en oeuvre de facon chaque fois originale dans une multiplicite non finie d'idiomes produisant des evenements philosophiques qui ne soient ni particularistes et intraduisibles ni abstraitement transparents et univoques dans l'element d'une universalite abstraite. Avec une seule langue, c'est toujours une philosophie, une axiomatique du discours et de la communication philosophiques, qui s'impose sans discussion possible. Je dirais quelque chose d'analogue, en tout cas relevant de la meme logique, pour la science et la technique. Il va de soi que le developpement des sciences et des techniques (qu'il s'agisse de physique theorique, d'astrophysique ou de genetique, d'informatique ou de medecine; que ce soit ou non au service de l'economie ou meme de la strategie militaire) est, pour le meilleur ou pour le pire, frayage d'une communication cosmopolitique et a ce titre ouvre les voies, par le biais de la recherche scientifique mais aussi de l'epistemologie ou de l'histoire des sciences, a ce qui dans la philosophie, et depuis toujours, aura ete solidaire sur differents modes du mouvement de la science. L'hypothese ou le voeu que je serais tente de soumettre a la discussion, c'est que tout en prenant en compte, ou en charge, dans l'esprit d'une nouvelle ere des Lumieres pour ce nouveau millenaire (et a cet egard je reste kantien), ce progres des sciences, une politique du droit a la philosophie pour tous et pour toutes ne soit pas seulement une politique de la science et de la technique, mais une politique de la pensee qui ne cede ni au positivisme, ni au scientisme, ni a l'epistemologisme et retrouve, a la mesure de nouveaux enjeux, dans son rapport a la science mais aussi aux religions, au droit et a l'ethique, une experience qui soit a la fois de provocation ou de respect reciproque, mais aussi d'autonomie irreductible. Les problemes sont a cet egard toujours traditionnels et toujours nouveaux, qu'il s'agisse d'ecologie, de bio-ethique, d'insemination artificielle, de greffe d'organe, de droit international, etc. Ils touchent donc tous au concept du propre, de la propriete, du rapport a soi et a l'autre dans les valeurs de sujet et d'objet, de subjectivite, d'identite, de personne, c'est-a-dire de tous les concepts fondamentaux des chartes qui regissent les relations et les institutions internationales comme le droit international qui est cense les regler en principe.

    Compte tenu de ce qui lie la science a la technique, a l'economie, aux interets politico-economiques ou politico- militaires, l'autonomie de la philosophie a l'egard de la science est aussi essentielle a la pratique d'un droit a la philosophie que l'autonomie a l'egard des religions est essentielle pour quiconque veut que l'acces a la philosophie ne soit interdit a aucun et a aucune. Je fais ici allusion a ce qui, dans chaque aire culturelle, linguistique, nationale, religieuse, peut limiter le droit a la philosophie pour des raisons sociales, politiques ou religieuses, en raison de l'appartenance a une classe, a un âge, a un sexe, ou tout cela a la fois. Ici, je prendrai le risque d'affirmer que, au-dela de ce qui lierait la philosophie a sa memoire greco-europeenne, ou a des langues europeennes, au- dela meme de ce qui la lierait a un modele occidental deja constitue de ce qu'on appelle en grec la democratie, il me parait impossible de dissocier le motif du droit a la philosophie du point de vue cosmo-politique du motif d'une democratie a venir. Sans lier le concept de democratie a ses donnees passees et encore moins aux faits qu'on a classes sous ce nom, et qui tous gardent en eux la trace des hegemonies que j'ai evoquees plus ou moins directement, je ne crois pas que le droit a la philosophie, (tel qu'une institution internationale comme celle-ci se doit de le faire respecter et d'en etendre l'effectivite), soit dissociable d'un mouvement de democratisation effective. Vous imaginez bien que ce que je dis la est tout sauf un voeu abstrait et une concession conventionnelle a quelque consensus democratique. Les enjeux n'ont jamais ete aussi graves dans le monde aujourdh'hui, et des enjeux nouveaux appelent une nouvelle reflexion philosophique sur ce que democratie - et j'insiste, la democratie a venir - peut vouloir dire et etre. Ne voulant pas trop m'etendre dans cette introduction, je me reserve d'en dire plus long a ce sujet dans la discussion.

    3. Troisieme titre. Bien que la philosophie ne se resume pas a ses moments institutionnels ou pedagogiques, il va de soi que toutes les differences de tradition, de style, de langue, de nationalite philosophique sont traduites ou incarnees dans des modeles institutionnels ou pedagogiques, parfois meme produites par ces structures (l'ecole, le lycee, l'universite, les institutions de recherche). C'est la le lieu de debats, de concurrences, de guerre ou de communication dont nous parlerons tout a l'heure, mais je voudrais, pour conclure a ce sujet, me tourner une derniere fois vers Kant pour situer ce qui aujourd'hui peut constituer la limite ou la crise la plus commune a toutes les societes, occidentales ou non, qui souhaiteraient mettre en oeuvre un droit a la philosophie. C'est que, par dela les motifs politiques ou religieux, par dela les motifs parfois d'apparence philosophique qui peuvent pousser a limiter le droit a la philosophie, voire a interdire la philosophie (a telle classe sociale, aux femmes, aux adolescents avant un certain âge, etc.; aux specialistes de telle ou telle discipline ou aux membres de tel ou tel groupe), au-dela meme de tous les motifs de discrimination a cet egard, la philosophie souffre partout, en Europe et ailleurs, dans son enseignement et dans sa recherche, d'une limite qui, pour ne pas prendre toujours la forme explicite de l'interdiction ou de la censure, y revient nean-moins, tout simplement en raison de la limitation des moyens mis en oeuvre pour soutenir l'enseignement et la recherche philosophiques. Cette limitation est motivee, je ne dis pas justifiee, aussi bien dans des societes de type capitaliste liberale-socialiste ou social- democrate, sans parler de regimes autoritaires ou totalitaires, par des equilibres budgetaires accordant la priorite aux recherches et aux formations a la recherche dite, souvent a juste titre, utile, rentable, urgente, a la science dite finalisee, aux imperatifs techno-economiques, voire scientifico- militaires. Il ne s'agit pas du tout pour moi de contester indistinctement tous ces imperatifs. Mais plus ces imperatifs s'imposent - parfois pour les meilleures raisons du monde, parfois en vue de developpements sans lesquels le developpement de la philosophie elle-meme n'aurait aucune chance dans le monde -, plus le droit a la philosophie devient urgent, irreductible, ainsi que l'appel a la philosophie pour precisement penser et discerner, evaluer, critiquer les philosophies. Car ce sont aussi des philosophies qui, au nom d'un positivisme techno-economico-militaire tendent a reduire, selon des modalites diverses, le champ et les chances d'une philosophie ouverte et sans limite, dans son enseignement et dans sa recherche, comme dans l'effectivite de ses echanges internationaux.

    Voila pourquoi, malgre quelque reserve que j'aie cru necessaire de marquer a l'egard du concept kantien (a la fois trop naturaliste et trop teleologico-europeen) de la cosmopolis, je citerai Kant pour conclure. Je citerai ce qu'il appelle, exemplairement, un exemple. Son court traite sur l'Idee d'une histoire universelle d'un point de vue cosmopolitique est evidemmemt aussi, et il ne pouvait en etre autrement, un traite de l'education. Et dans sa Huitieme Proposition, apres avoir annonce et salue l'ere des Lumieres et la liberte universelle de religion, Kant ecrit ce qui suit, et qui reste toujours a mediter aujourd'hui, presque sans transposition. Si j'avais a donner un titre a ce passage, ce serait peut-etre "De la philosophie - la dette et le devoir":

    ...Ces Lumieres, et avec elles encore un certain attachement que l'homme eclaire temoigne inevitablement pour le bien dont il a la parfaite intelligence, doivent peu a peu acceder jusqu'aux trones et avoir a leur tour une influence sur les principes de gouvernement. Prenons un exemple: si nos gouvernements actuels ne trouvent plus d'argent pour subventionner les etablissements d'education publique, et d'une maniere generale pour tout ce qui represente au monde les vraies valeurs (das Weltbeste), parce que tout est deja depense par avance pour la guerre a venir, il y va pourtant de leur veritable interet de ne pas entraver du moins les efforts, certes bien faibles et lents, que leurs peuples accomplissent a titre prive dans ce domaine. Et enfin la guerre ne se borne pas a etre une entreprise aux rouages tres subtils, tres incertaine quant au denouement pour les deux camps; mais encore pour les fâcheuses consequences dont se ressent l'Etat ecrase sous le poids d'une dette (Schuldenlast ) toujours croissante (celle d'une invention moderne (einer neuen Erfindung)), et dont l'amortissement devient imprevisible [amortissement, c'est Tilgung, l'annulation,l'effacement de la dette, la destruction que Hegel distingue de l'Aufhebung qui efface en conservant], elle finit par devenir une affaire epineuse; en meme temps l'influence que le seul ebranlement d'un Etat fait subir a tous les autres finit par devenir si sensible (tant chacun d'eux est indissolublement lie aux autres sur notre continent par ses industries) que ceux-ci sont obliges par la crainte du danger qui les menace, et hors de toute consideration legislatrice, de s'offrir comme arbitres, et ainsi, longtemps a l'avance, de faire tous les preparatifs pour l'avenement d'un grand organisme politique futur dont le mode passe ne saurait produire aucun exemple [cette incidence ne relance pas seulement la grande question de la dette dans ses effets geo-politiques determinants aujourd'hui pour l'avenir du monde; elle ouvre la voie a une lecture moins traditionaliste et peut-etre moins teleologiste de Kant que celle que j'ai esquissee tout a l'heure]. Bien que cet organisme politique pour le moment ne soit encore qu'une ebauche tres grossiere, un sentiment se fait jour chez tous les membres; la conservation de la collectivite (Erhaltung des Ganzen) leur importe. Ce qui donne l'espoir qu'apres maintes revolutions et maints changements, finalement, ce qui est le dessein supreme de la nature, un Etat cosmopolitique universel, arrivera un jour a s'etablir: foyer ou se developperont toutes les dispositions originaires du genre humain.

    Je voulais par cette citation suggerer que le droit a la philosophie passe peut-etre desormais par une distinction entre plusieurs regimes de la dette: entre une dette finie et une dette infinie, entre la dette et le devoir, un certain effacement et une certaine reaffirmation de la dette - et parfois un certain effacement au nom de la reaffirmation.

    Jacques Derrida

    (in English - auf Deutsch)


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