Afterw.rds

ou, du moins, moins qu'une lettre sur une lettre en moins

Jacques Derrida

Cher Nick Royle,

Je préfère répondre à une lettre, voilà ma première réponse à vos questions.

Car en répondant à une lettre, fût-ce par simulacre et sous la forme d'un ultime 'afterword' (l'ultime ets toujours un simulacre dans ce cas), on ne ferme rien, on ne conclut pas, on laisse l'échange ouvert, on le marque même par une clause d'ouverture à l'infini - et on rend la parole. Ma première réponse en effet, c'est que si réponse il y a, un Afterword en forme de réponse ne sera jamais un dernier mot.

Car il ne faut pas de dernier mot, voilà ce que je voudrais dire, finalement: l'afterword n'est pas, c'est-à-dire ne doit pas, ne devrait jamais être un dernier mot. Il vient après le discours, certes, mais en s'en détachant ou en s'egarant assez pour ne rien accomplir, parachever, fermer, conclure. Il lève la cloture mais ne la rèleve pas; il ne se présente pas absolument lui-même ni ne présente rien dans la relève d'une Aufhebung. Il s'agit d'un autre ordre, d'une autre temporalité, assez hétérogène pour accueillir en elle un interruption non-cicatrisable. Pas de suture dès qu'il y a l'apres-coup, la Nachträglichkeit d'un afterword.

De ce 'il faut' je dédurai toutes les autres propositions de cette lettre, en réponse à vos questions et pour ne pas conclure. Sans doute vais-je signer ce quasi ultime afterword, mais cela n'est pas grave si l'on tient pour acquis qu'un afterword n'est pas un dernier mot et que la signature, qui n'est pas un mot comme les autres, et surtout pas un 'terme', n'est ni un afterword ni une conclusion.

Alors, après ces remarques introductives ou préliminaires, autrement dit après ce foreword, je commence:

1. Vous suggérez des titres pour cet afterword. Oui, je préfère toujours multiplier ou pluraliser les titres, c'est à dire ces 'premiers mots' qui n'en sont pas et comme vous suggérez, I quote, 'Could be entitled "Afterword", or "Afterwords"(?) (Or "After Words" or "Afterwards"??)'; mon choix se portera sur Afterw.rds, avec cette furtive interruption mobilisant deux lettres vers la fin improbable d'un mot qui hésite entre le nom et le non-nom. Je ne crois pas qu'on puisse répondre à la question 'what is an afterword?' parce que, comme je viens de le suggérer, interrompant l'ordre d'un discours qu'il ne parachève pas comme une conclusion, comme un dernier mot ou un jugement dernier, encore moins une apocalypse, l'afterword se soustrait du même coup au logos de l'ontologie et de tout ce qui relève de la question 'qu'est-ce que?'. La 'logique' sans logique et sans logos de l'afterword fait signe en direction de ce qui vient aprés l'ordre, le sens et l'autorité de la question 'qu'est-ce que?'. (Au commencement il y eut peut-être le logos mais après l'histoire ainsi ouverte, l'afterword ne lui appartient plus, ce n'est pas un terme, et l'après qui le marque ne s'inscrit pas dans une succession d'avant, de maintenant, d'aprés, comme d'autant de 'maintenant' presents). Je ne dis pas qu'il en aille ainsi pour tout afterword, pour tout écrit qui prétend porter ce titre et se laisser réapproprier par le logos, fût-ce comme sa fin. Mais si l'on suit avec conséquence l'appel et la structure d'un rigoureux afterword, on devrait être conduit là, là-bas, au-delà de la question 'qu'est-ce que?' et de toute la logique, l'ontologique, la téléologie qu'elle commande (donc aussi au-delà de l'arkhè, du commandement et du commencement, donc de l'archéo-logie). Vous voyez en quoi l'affinité s'annonce entre ce que vous appelez 'la' deconstruction et l'expérience étrange de l'afterword.

2. J'arrive ainsi à votre deuxième question: 'Can deconstruction have an afterword?'. Pour faire vite en forme de boutade sérieuse: elle ne le peut pas mais elle le doit. Elle ne le peut pas dans la mesure où l'hypothèse d'un afterword à la déconstruction suppose que le discours de celle-ci ait la forme d'une totalité conclue, close, cloturée, selon la figure d'un livre, du grand Livre après lequel et hors duquel une postface ou un post-scriptum viendrait ajouter un deuxième 'mot de la fin', un deuxième terme. Vous savez que 'la' déconstruction, l'écrit de style deconstructif, l'expérience de la déconstruction ne se prêtent pas à cette totalisation ou à cette post-totalisation et ne se laissent pas ponctuer pas le 'point final' après lequel un post-word pourrait s'ecrire. Il n'y a pas de post, il n'y a que des postes pour une déconstruction, des télécommunications et, vous savez bien, des télépathies sans présence pleine. A moins qu'une certaine 'logique du supplément' (et c'est au fond à elle que je devrais ici me référer constamment pour répondre à vos questions) n'inscrive dans 'la' déconstruction cette carence ou ce manque, ce principe dé-totalisateur qui appelle nécessairement et indéfiniment le supplément d'un afterword. Mais si l'afterword est un supplement, mérite-t-il encore son nom? Ne fait-il pas dejà partie du corpus incomplet auquel il paraît s'ajouter après coup et de l'exterieur? Le concept courant de ce qu'on appelle d'ordinaire et de façon dominante un afterword tolère-t-il la logique du supplément? N'est-il pas fait au contraire pour la dénier, la réprimer, la réduire au silence?

Et pourtant, pour les mêmes raisons, selon les mêmes prémisses, 'la' déconstruction doit avoir l'afterword qu'elle ne peut pas avoir. Car toujours incomplète, d'une incomplétude qui n'est pas la négativité d'un manque, elle est interminable, une 'analyse interminable' ('theorique et pratique' comme on disait naguère). Comme elles ne se clôt jamais en système, comme elle est la déconstruction de la totalité systémique, il lui faut de l'afterword supplémentaire chaque fois qu'elle risque de se s abiliser ou de se saturer en discours formalisé (doctrine, méthode, corpus délimi able et canonisé, savoir enseignable, etc.). Elle doit être ce qu'a la fois elle est et n'est pas elle-même: un effet d'après coup, une sorte d'afterword, à 'tout', à ce 'tout' qui ne peut pas se totaliser: le 'tout' de la philosophie, le 'tout' de la culture occidentale ou plutôt l'idée infinie de la totalité, partout et sous toutes les formes dans lesquelles elle peut se présenter: afterword à la présence ou à la présentation du présent même. Après tout, devoir être ce qu'on ne peut pas être, l'étrange structure de ce topos, c'est l'ouverture de l'avenir même, d'un avenir qui ne se laisse pas modaliser-modifier dans la forme de présent, qui ne se laisse ni prévoir ni pro-grammer; c'est donc aussi l'ouverture à la liberté, à la responsabilité, à la décision, à l'ethique et à la politique, autant de termes qu'il faudrait donc soustraire à la logique déconstrucible de la présence, de la conscience ou de l'intention. C'est aussi ce que j'ai appelé ailleurs l'experience de l'impossible, expression peu accep able qui reste après tout, à mes yeux du moins mauvaise définition de 'la' déconstruction, la plus 'nécessaire', le nécessaire ne contredisant plus ici l'impossible. Que le nécessaire soit impossible ou plutôt l'impossible nécessaire, voilà peut être pourquoi 'la' déconstruction qui 'vit' de cette 'contradiction', doit avoir l'afterword qu'elle ne peut pas avoir; peut-être tout simplement parce qu'elle l'est ou promet de l'être, aura promis de l'être, selon une modalité du futur antérieur qui ne modalise pas davantage, comme on le croit souvent, le temps du présent (d'où le rapport étrange entre l'afterward et le forward dans le temps, l'espace et le mouvement de 'la' déconstruction; et la raison pour laquelle j'ai associé afterword à afterward dans notre titre)

(Je me pose ici une question que je n'ai pas ni le temps ni la force de raffiner: me serait-il possible de trouver un programme (par exemple d'ordinateur) qui me permette d'ajuster et de traduire au sujet de l'afterword ce que j'ai écrit jadis - et qui serait alors simplement symétrique - au sujet de la préface, de l'avant-propos, de l'introduction, etc. dans ce qu j'avais intitulé

HORS LIVRE

Préfaces

à l'ouverture de La Dissemination? Est-ce la même logique? Sans doute mais il faut encore traduire ce qui était écrit dans une improbable préface en ceci qui s'ecrit dans un tout aussi improbable afterword - et l'afterword n'est pas exactement une postface, ni surtout un post-scriptum).

3. A votre troisième question ('What is the time of an afterword? And place?'), j'ai sans doute commencé à répondre, en principe. Il suffit de relire et de traduire. J'adouterai seulement une remarque supplémentaire, un post-scriptum, si vous voulez, à ce que je viens de dire. C'est que le concept de Nachträglichkeit (qu'on traduit par 'après-coup en français et dont je ne sais pas comment on le traduit en anglais) est sans doute très intéressant. I aide à réélaborer celui d'afterword dans sa topo-logique et dans sa chrono-logique, en la soustrayant à la logique de la conscience ou de la présence comme conscience. Mais il ne le faitpas de lui-même et souvent les mises en oeuvre auquel il est soumis dans certains discours psychanalytiques le réapproprient au temps et à l'espace, à l'économie de la totalisation logocentrique dont je parlais plus haut. Ils le soumettant à un économie du refoulement comme simple mise en réserve, retardement ou détour (Umweg) sans hétérogénéité, donc sans différance, simple déplacement du lieu d'inscription. L'après-coup auquel je me réfère dans un travail de déconstruction et dans l'afterword qu'il conditionne ne se limite pas à cette Nachträglichkeit. La 'deconstruissant' aussi, il va vers ce qui l'excède et se porte au-delà d'elle ou après elle. L'afterword court aprés, comme on dit en français, il ne finit jamais s'esouffler à courier aprés ce qui se trouve devant lui. Cette inversion entre le devant et le derrière est le thème de La carte postale. Platon se trouve devant Socrate parce qu'il est derrière lui et vient après lui; et ils écrivent tous deux une sorte d'afterword, l'un parce que l'autre l'a précédé de sa parole, l'autre parce que l'autre l'a précédé de son écrit. Ils se précèdent et s'attendent l'un l'autre mais sans la moindre réciprocité. L'Afterword ou le Nachwort sont incompatibles avec la moindre symétrie, avec le moindre 'syn' en général. L'être-devant-la-loi (Vor dem Gesetz, pensez au texte de Kafka) met en mouvement et paralyse à la fois devant la même porte ouverte - et la même aporie.

4. 'Might it be possible to suggest that there is only "afterword"?', c'est donc votre quatrième question. Suggestion interéssante en effet, et qui pourrait s'accorder avec les propositions que je viens de riquer. Si ce qui venait 'avant' ne se laisse jamais totaliser, il n'y a plus d'avant pur, tout commence par le retard et la différance, tout tout commence par engager, appeler ou prescrire l'afterword. La déconstruction ne serait que cela même. D'autant plus qu'elle vient 'après le mot' pour rappeler qu'elle a lieu au-delà du discours: non seulement, comme je l'ai fait dans De la grammatologie, la déconstruction s'en prend u logo-phonocentrisme, non seulement elle remet en question l'autorité, l'unité ou l'identité même du mot (la linguistique du 'mot' et du vocable) mais elle insiste là où il ne s'agit plus seulement de déconstruire des discours ni des sémantiques mais aussi et d'abord des structures institutionelles et politiques.

Toutfois, le 'only' de votre question ('... to suggest that there is only "afterword"') risquera toujours de retransformer l'afterword en texte majeur, principal, total, seul en un mot et donc monarchique: le savoir absolu de sa propre autorité, le maitre mot ne s'autorisant que de lui-même, la parole eschatologique, l'avénement de l'extrême. Non, c'est pourquoi j'ai insisté sur le pluriel et l'ouverture (afterwords, afterwards) de ce qui reste à venir.

5. A votre dernière question question ('And that the time and place of an afterword, this afterword, could be identified with the time and place of an afterword, this afterword, could be identified with the time and place of "deconstruction in Finland"?'), je n'ai pas la moindre réponse, pas même le principe d'une réponse. Je n'ose pas dire, ni pour la Finlande, ni pour la déconstruction, 'I hope not'. Et je me méfierais de qui tradurait simplement Finlande pas 'pays de la fin', comme Finistère, à l'autre bout, en Bretagne française (à distinguer de votre Grande Bretagne), voudrait dire terre de la fin, pays-limite.

Croyez, cher Nick Royle, à mon amitié la plus télépathique

Jacques Derrida

P.S. Ai-je besoin de souligner que ce texte, plus ou moin réglé par ma langue, la langue française, sera d'autant plus difficile à traduire en anglais qu'il ne se laisserait même pas re-traduire en français? Il n'y a pas d'équivalent strict pour 'afterword' en français. Et Afterw.rd n'appartient au dictionnaire d'aucune langue connue. Try any language + Finnish.

Epilogue

Solution de pis-aller, si vous souhaitez encore publier ce texte: le faire en plusieurs langues (au moins un face-à-face bi-lingue).


Nicholas Royle ed., Afterwords. Outside Books 1992 (Tampere English Studies vol. 1), p. 196f.

( translated by Geoff Bennington - kääntänyt Outi Pasanen )


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