A travers la déconstruction des grands textes, Jacques Derrida reconstitue l'histoire de l'amitié. Où il en va de l'exclusion du féminin de la politique, de la justice et de la démocratie.

    Recueilli par Robert MAGGIORI
        Libération, 24 novembre 1994 (extraits)

«O philoi, oudeis philos.» Il n'est même pas sûr que ce soit une phrase d'Aristote. Mais elle traversera l'Histoire, et la philosophie, et l'histoire littéraire. Montaigne, entre mille autres, la reprendra : «O mes amis, il n'y a nul amy.» Ne s'agit-il pas, pourtant, d'une sentence extravagante, d'une formule tournée de telle sorte qu'elle soit indécidable ? A quels amis peut-on annoncer qu'il n'y a pas d'amis ? Et s'adresse-t-on encore à des amis pour leur apporter une nouvelle aussi sombre que celle de leur propre disparition ou de leur inexistence ? Sont-ce de faux amis à qui l'on veut faire comprendre qu'il n'est point un seul ami véritable ? Ou faut-il, dans cette «contradiction performative», comme diraient les linguistes, lire l'expression d'un désir, d'une requête, d'une promesse, d'une prière : il n'y a pas d'amis, nous le savons bien, mais, je vous en prie, faites, mes amis, qu'il y en ait ! Est-ce à dire que la sagesse se meurt de ne plus avoir d'amis ? Qu'il n'y a de vie ­ mais quelle folie ! ­ que par l'ennemi ? Traces, indices, emblèmes, paradigmes d'une multiséculaire histoire de l'amitié que Jacques Derrida tourne et retourne, déconstruit, détourne et assemble dans son dernier livre, Politiques de l'amitié.


JACQUES DERRIDA.
Philosophe français né en 1930 en Algérie. «L'Ecriture et la différence» (Seuil, 1967),
«De la grammatologie» (1967),
«la Dissémination» (1972),
«Politiques de l'amitié»
(Galilée, 1994).

«Il n'est peut-être pas, dans la philosophie contemporaine, d'¦uvre plus difficilement saisissable que celle signée du nom de Jacques Derrida», écrit Rudy Steinmetz (1). Il faut croire cependant que ce «défi» est souvent relevé, puisque Derrida est sans doute le penseur français le plus discuté dans le monde. L'autre difficulté vient de la façon même qu'a Derrida de «faire de la philosophie», de la désormais célèbre «déconstruction», laquelle ne peut qu'exciter le commentaire. Car «il en va moins d'une reproduction de la tradition philosophique, écrit encore Steinmetz, que d'une répétition de celle-ci, c'est-à-dire d'un travail de réécriture s'effectuant, non sur des textes dont on se contenterait de décrire de manière neutre l'organisation interne, mais dans des textes dont il importe de relancer ­ souvent contre eux-mêmes ­ la logique qui les fonde et les articule». Dans Politiques de l'amitié, Derrida effectue ce genre de travail, dans les textes entrelacés d'Aristote, Platon, Cicéron, Montaigne, Kant, Hegel, Nietzsche, Michelet, Hugo, Schmitt, Heidegger ou Blanchot. Mais celui-ci n'a rien d'«insaisissable», bien au contraire. Il sera question de tendresse et de secret, de guerre et de serments, de «cette étrange violence qui depuis toujours s'est insinuée à l'origine des expériences les plus innocentes de l'amitié ou de la justice», d'amis qui ne sont que des hommes et de démocratie qui s'épuise. Il sera question de couples, de singulier et d'universel, de privé et de public, d'une amitié qui semble essentiellement étrangère et rebelle à la res publica, et d'une amitié qui lie l'ami-frère à la vertu et à la justice, à la raison morale et à la raison politique. Il s'agira de trouver le «juste nom» de l'amitié, dire de quoi, au juste, l'amitié est le nom.



ADIEU
A LEVINAS
«Depuis longtemps, si longtemps, je redoutais d'avoir à dire adieu à Emmanuel Levinas» :
le 31 décembre 1995, Jacques Derrida salue dans «Libération» la mémoire d'un maître qui «bouleversa le paysage sans paysage de la pensée».

La phrase attribuée à Aristote - «O mes amis, il n'y a nul amy» - est le fil rouge de votre lecture. A un moment vous envisagez de traduire en termes d'amour ce qu'elle dit de l'amitié ou de l'ami, mais vous laissez l'analyse en suspens.
J'aimerais croire que ce livre traite avant tout de l'amour. Au fond, je n'ai jamais su ni voulu distinguer entre l'amour et l'amitié. Mais pour pouvoir dire «je t'aime» à un ami ou à une amie, et d'amour fou, il faut traverser, jusque dans son corps, tant de grilles historiques, une immense forêt d'interdits et de discriminations, de codes, de scénarios, de «positions». Peut-être pour ranimer la voix d'une «aimance» qui résonne avant la distinction entre aimer et être aimé, amour et amitié, Eros et Philia, Eros et Agapé, la charité, la fraternité ou l'amour du prochain, etc. Ce chant nous appelle au fond d'une histoire labyrinthique et indéchiffrable, séduisante à désespérer. J'aime y risquer des pas, j'aime aussi m'y perdre, le temps de m'y perdre.

Vous repérez, dans tous les discours canoniques sur l'amitié, l'exclusion de l'amitié entre femmes et celle de l'amitié entre un homme et une femme.
Il ne s'agit pas, bien entendu, de nier que l'amitié soit possible entre des femmes ou entre un homme et une femme, bien au contraire. Mais de radiographier, en quelque sorte, d'abord en Europe, l'histoire à travers laquelle la figure phallocentrique de l'amitié ­ le couple d'amis et leur contrat testamentaire ­ est devenue dominante, «canonique», gardant seule la parole, le droit à l'archive politique, philosophique et littéraire. L'interprétation de cette archive n'est pas facile, c'est une tâche sans fin, mais elle ouvre à l'histoire «réelle» (discursive ou non) qui a porté ce modèle à sa prévalence politique. J'ai commencé à suivre le motif si riche et si retors de la fraternité. Malgré l'intense mouvement de sublimation, de sanctification et d'universalisation, la valeur idéale de fraternité ­ et même de fraternité jurée ­ reste enracinée dans la famille ou dans la naissance (et donc dans la nature nationale : sang, sol, autochtonie) et dans la virilité, dans la vertu virile des fils, des héros et des soldats. Le thème, donc, paraît classique : la vertu, en particulier la vertu politique, la vertu dans l'amour, et la nécessité de soustraire cette vertu à son androcentrisme proprement ancestral. Pour ne parler que de cet aspect, l'égalité civile entre les hommes et les femmes, si récente dans sa forme, surtout chez nous, reste encore un avenir lointain. La fraternisation a pu servir la démocratisation et même lui donner son horizon, mais cet horizon marque aussi une limite. Aucune rupture historique n'aura eu raison de ce fraternalisme dont nous devons méditer aujourd'hui la signification, notamment quant à la démocratie à venir : ni la mutation entre le monde grec et le monde chrétien (dont je conteste sur ce point l'interprétation courante), ni la république postrévolutionnaire (voyez les textes saisissants de Michelet ou de Hugo ­ à travers qui je m'acharne un peu sur une époque française de cette «fraternisation»), ni la «révolution psychanalytique», ni même aujourd'hui, et c'est le passage le plus admiratif mais aussi le plus inquiet de ce livre, ceux pour qui déjà l'autorité de ce paradigme gréco-chrétien ne va plus de soi : Nietzsche et, plus subtilement, discrètement, Blanchot ou Nancy. La fraternité ne les inquiète peut-être pas assez, me dis-je parfois...

Jacques Derrida, qui sont vos amis ?
Mes amis et mes amies. Même si le temps et la place nous en étaient donnés, je me tairais ici. La réponse publique à cette question, elle serait dans le livre, parfois entre les lignes, parfois à travers certains noms propres, vers la fin. Ils n'y sont pas tous mais ils disent assez que tous et toutes ne sauraient être appelés qu'au singulier : vocatif irremplaçable. Vous l'avez vu, tout est suspendu à la question de la singularité et du nombre : peut-on avoir plus d'un ami, plus d'une amie ? Combien ? Quoi de l'égalité, de l'altérité et de la justice à cet égard ? Avec le «plus d'un» et le «plus d'une» commence peut-être la politique. La sensibilité ou l'endurance qu'on manifeste à l'endroit de ces apories prédisposent peut-être à l'amitié, celle que j'aime. Elles lui donnent plus de chance, mais ce n'est jamais une condition. L'amitié ne pose pas de condition, elle n'attend aucun retour : égalité sans réciprocité ni symétrie. Et partout où seule une pensée amie peut doucement interroger, déplacer, inquiéter l'autorité du frère, fût-ce du frère idéalisé, cette pensée amie ressemble peut-être, quand elle s'écrit, à la pensée d'une amie. Je ne dis pas d'une s¦ur, mais pourquoi pas, si la s¦ur n'est plus un cas du frère ? .

(1) R. Steinmetz, les Styles de Derrida, De Boeck.


'Entretien avec Robert Maggiori.' Le cahier livres de Libération, Jeudi, 24 novembre 1994, 1-3

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