La Métaphore (Revue) n.1 - printemps 1993.

Jacques Derrida: Le Sacrifice

Éditions de la Différence
Théâtre National Lille Tourcoing Région Nord-Pas de Calais


Ce texte est la transcription d'une intervention faite par Jacques Derrida le 20 octobre 1991 à (La Métaphore) au cours d'une rencontre intitulée: L'irreprésentable, le secret, la nuit, le forclos. Il est publié conjointement par la revue Lieux extremes.

La philosophie et le théâtre sont liés dans une affinité turbulente et insistente: ces deux expériences ne privilégient-elles pas une certaine autorité de la présence et de la visibilité? Autorité du regard, autorité de l'optique, autorité de l'eidétique, du theôrein, du théorétique. Ce privilège de la théorie auquel on associe régulièrement, à tort ou à raison, la philosophie, c'est le voir, le contempler, le regarder. Depuis l'eidos platonicien jusqu'à l'objet ou l'objectivité moderne, la philosophie peut être lue - non seulement mais facilement - comme une histoire de la visibilité, de l'interprétation du visible. Voilà donc une destinée que la philosophie partage depuis son origine, de façon parfois très conflictuelle, avec les arts du visible et avec un certain théâtre.

Mais si, depuis toujours l'invisible travaille le visible, si par exemple la visibilité du visible - ce qui rend visible la chose visible - n'est pas visible, alors une certaine nuit vient creuser d'abîme la présentation même du visible. Elle vient laisser place, dans la représentation de soi, dans la répétition de soi, à cette parole par essence invisible, venue du dessous du visible, comme le juif de Marie Tudor dans la mise en scène de Daniel Mesguich, qui, à la place du prompteur, venait souffler pour mettre le feu au visible. Il s'agirait donc de laisser la place à l'invisible au coeur du visible, au non thérisable au coeur du théorique, au non théâtral - comme au coup de théâtre - au coeur du théâtre.

A partir de cette autorité du regard, de ce qu'elle sous-tend, nous pourrions suivre une série d'analogies entre théâtre et philosophie. A cet égard Daniel Mesguich propose, tant dans son livre L'éternel éphémère que dans son théâtre, des lieux de résonance où entendre et penser les rapports entre le théâtre et la philosophie.

Tout d'abord, Mesguich est l'un de ces inventeurs paradoxaux qui sait faire du livre, ou d'un livre, une scène, "une volume théâtral"; et constamment (se) recommander et de façon compliquée le livre. Il joue une alliance du théâtre et du livre: contre l'image, contre une certaine interpretation de l'image. Son théâtre est iconoclaste en ce sens, il joue contre l'image. Plutôt contre les images qui, sous une forme médiatique, s'emparent aujourd'hui d'un certain espace public. Naturellement le livre dont il parle n'est pas une totalité close, mais il faut déjà être attentif à ce que cette alliance du théâtre et du livre peut engendrer de retournements de perspectives, dans l'idée que nous avons du rapport entre théâtre et philosophie.

Dans L'éternel éphémère, Daniel Mesguich esquisse et, là, de manière plus facilement repérable, deux analogies partielles entre théâtre et philosophie. La première, nous pouvons l'entendre dasn la trace de ce que je suggérais au début, c'est-à-dire d'une certaine autorité du regard:

Le paradoxe n'est au théâtre nullement contingent, il est - l'impureté de ses ingrédients y oblige - essentiel et nécessaire. Si la philosophie ets bein une thérie de toutes les théories, elle est aussi une théorie d'elle-même, dit-on. Si le théâtre est bien une mise en scène de toutes les mises en scène, alors il est aussi une mise en scène de lui-même.
Daniel Mesguich souligne ce paradoxe qui unit le théâtre et la philosophie - tout en les perdant vertigineusement - par lequel l'un et l'autre tentent de se penser et de se représenter eux-mêmes, de se métaphoriser. Philosophie dans et de la philosophie, théâtre dans le théâtre, théâtre exhibant le théâtre dérobant alors ainsi sa propre visbilité, la brûlant et la consommant, pour ainsi dire.

La seconde de ces analogies concernerait les ordres comparés du philosophe et de l'homme de théâtre:

... le philosophe, l'écrivain, le peintre le sculpteur, même le cinéaste laissent une oeuvre. Ils peuvent se permettre de ne pas être des "hommes du siècle". Le théâtre qui joue, si l'on neut, entre le journalisme et l'oeuvre qui dure, ne permet pas, ou tellement indirectement que cela devient négligeable, de parler "à demain". Comme le philosophe, l'homme de théâtre n'est pas l'homme du siècle. Mais il n'est pas, lui, homme de l'oeuvre. Parce qu'il n'est qu'écoute de celle des autres, il reste à l'orée de l'oeuvre: il est après et avant elle.
Il faudrait ici s'accorder sur le terme d'oeuvre, entendre l'écartement que ce mot produit en lui-même selon qu'il désigne l'acte de la mise en oeuvre, l'oeuvrer, ou l'opus qui en résulte, en reste ou en retombe. Car on pourrait être tenté de dire le contraire: le philosophe n'est pas en tant que tel un homme d'oeuvre, et en revanche l'homme de théâtre met en oeuvre l'oeuvre, qui n'existe pas hors de sa mise en scène, c'est-à-dire mise en oeuvre.

Pour ma part, s'agissant de théâtre et philosophie, et d'un certain divorce dont le retentissement aura peut-être été toute l'histoire de l'Occident, de sa philosophie et de son théâtre, je voudrais métaphoriquement "ici-maintenant" ne retenir qu'un foyer, qu'une scène ou un acte de cette longue dramatique, je voudrais le faire en raison de l'une des thèses qui m'a donné le plus à penser dans le livre de Daniel Mesguich, à savoir la question du sacrifice.

Depuis Nietzsche, au moins, on a souvent répété que la philosophie a commencé par la fin d'une certaine tragédie. Comme si Socrate et Platon avaient chassé Sophocle, Eschyle et Euripide, comme ils avaient "chassé le poète de la cité". Le discours philosophique aurait tué la scène et l'énergie même du tragique, il l'aurait apaisée, ce qui revient au mêeme. Je ne peux m'engager dans cet immense débat. Je voudrais seulement à la fois le rétrécir et le compliquer autour du motif du sacrifice. Avec lui, nous rejoindrons pour une part l'un des titres de cette rencontre: "la nuit, le secret, le forclos". Le terme "forclos" n'indique pas seulement l'exclu, le dissocié, ce qui est mis à lécart, au dehors, ou qui ne peut pas revenir, mais aussi souvent le sacrifié, le bouc émissaire, ce qu'on doit mettre à mort, expulser ou écarter, comme l'étranger absolu qu'on doit mettre dehors pour que le dedans de la cité, de la conscience ou du moi s'identifié en paix. Il faut chasser l'étranger pour qu'appartenance, identification et appropriation soient possibles.

En ce sens, le sacrifice est constitutif de l'espace tragique. Et on pourrait penser que dans sa guerre avec le théâtre, le discours philosophique a mis fin à la tragédie, l'a refoulée en tout cas, inaugurant ainsi, comme cela a souvent été dit, la comédie ou le roman. Ou bien, chose plus compliquée mais nullement exclue, sacrifié le sacrifice, c'est-à-dire fait l'économie du sacrifice. Mettre fin au sacrifice n'est pourtant pas très simple. On peut mettre fin au sacrifice en sacrifiant le sacrifice, en lui faisant subir und mutation ou une intériorisation supplémentaire, et si bien que certains peuvent être tentés de penser que la structure sacrificielle reste néanmoins dominante dans le discours le plus dominant de la tradition philosophique. Loin que la philosophie ait mis fin au sacrifice, ou justement parce qu'elle a cru y mettre fin dans la tragédie grecque, elle n'aurait fait que porter en elle, sous une autre forme, la structure sacrificielle.

Or sur ce point Mesguich propose deux thèses. La première: La tragédie n'a pas lieu au théâtre mais elle est mise en jeu. Il faudrait reprendre la distinction qu'il fait entre deux sortes d'événements: l'un, comme avoir-lieu, l'autre, comme mise en jeu. Daniel Mesguich écrit ceci:

Tragédie
Tragos,bouc, et ôidê, chant.
La tragédie était-elle le beau chant qui accompagnait le sacrifice rituel d'un bouc aux fêtes de Dionysos, ou le chant atroce de ce bouc au moment où l'arme le transperçait? Ou bien l'accord impur des deux chants? Du côté des Grecs il n'avait là que symbole; du côté du bouc...
La tragédie, c'est losque l'un, supplicié, hurle vraiment "NON!", alors que d'autres, spectateurs, n'entendent que le versant mélodieux du "NON!", dansent sur cette "musique", ou applaudissent. La véritable tragédie n'a jamais lieu au théâtre. Au théâtre, la tragédie est mise en jeu.
La tragédie n'aurait pas lieu au théâtre, elle ne serait pas la chose du théâtre, le présent du théâtre, en tout cas elle ne serait pas l'événement comme avoir-lieu. L'autre thèse - et chacque thèse détermine un type de théâtre, une école théâtrale - soutient qu'il y aurait une énorme différence entre le sacrifice et le théâtre. Cette thèse théâtrale, le coup de théâtre de cette thèse m'intéresse parce qu'elle opère une sorte de renversement chiasmatique avec la philosophie. Précédemment, nous considérions la philosophie comme la fin du sacrifice tragique; elle resterait plus sacrificielle qu'on ne le dit en général; maintenant, au contraire, c'est le théâtre ainsi interprété, mettant en jeu le sacrifice, qui achève le sacrifice lui-même. Le sacrifice qu'on assignait au théâtre passe du côté de la philosophie et les rôles sont ainsi renversés. Daniel Mesguich ouvre à ce sujet une voie intéressante dans un passage titré:
Même l'agneau
L'acteur, offert, n'est pas un Christ pourtant qui, comblant "avec son corps les manquements de la loi" écrite, l'accomplit, l'achève enfin, la termine. Au théâtre, c'est infiniment provisoirement que le corps s'immisce dans les failles de l'écriture: pour l'acteur ce n'est pas fini, personne ne meurt, c'était pour de rire, il va falloir y revenir, incessament.
Le théâtre est "affrontement érotique" mais non définitif, non suicidaire, non christique, "entre le corps du Fils et la loi du Père". L'acteur non comme victime expiatoire, bouc émissaire, mais comme celui qui joue la victime; qui joue, devant tout le monde, avec la loi. Celui qui singe le bouc. Au théâtre, à la fin, Isaac, Abraham et l'agneau se relèvent et saluent.
Ce suspens du sacrifice, cette mise en jeu à la place de ce qui a lieu, suppose une étrange institution, qui à la fois assure la mise en jeu, se met elle-même en jeu et se désinstituionnalise, chaque fois, chaque jour, à chaque première. C'est l'une des différences avec la philosophie, du moins avec cette philosophie qui, depuis le XIXe siècle, définit le concept d'Université occidentale. La question de l'institution, qui est dissociable de toutes celles que nous venons d'apercevoir, est aussi envisagée par Mesguich:
Le théâtre, comme l'Université, tient un discours, propose une interprétation mais, à la difference de l'Université, ne se tient jamais, ne s'en tient pas là, n'y adhère que provisiorement. Pour une certaine Université, c'est le crime suprême.
Plus loin, Mesguich évoquera une double constrainte, la double loi qui lie la mise en jeu théâtrale à l'institution, et donc aux pouvoirs publics. Il faut á la fois se mettre en garde contre l'institution et la garder; il faut garder la mémoire mais remettre sans cesse en jeu l'érection qu'elle constitue. L'institution a partie liée avec la mémoire, avec ce qui se garde, elle est une retenue du temps, certes, mais aussi ce qui se fossilise ou se réduit, se simplifie, se condense, se durcit et s'érige.

Il y a plusieurs manières de penser l'irreprésentable au théâtre. C'est d'abord la nuit, la visibilité du visible. La visibilité est nocturne, le diaphane ne se voit pas, ce au travers de quoi l'on voit, ce qui brûle le visible. Il y a toutefois une autre manière de penser l'irreprésentable, non pas simplement comme ce qui, rendant possible la représentation, ne se présente pas, mais comme ce qui est à jamais exclu, marginalisé, censuré, réprimé ou refoulé. Nous ne devons pas oublier que le réprimé (au sens politique) ou le censuré (au sens du refoulement inconscient) subit seulement un déplacement topique; la censure, au sens psychoanalytique du terme, n'aneantit pas la mémoire, elle déplace d'un lieu dans un autre, elle met en réserve, elle métaphorise et métonymise mais elle ne détruit pas. Or nous pourrions nous demander s'il n'existe pas une destruction radicale de la mémoire, un feu qui viendrait incinérer la mémoire sans laisser de traces. Alors l'irreprésentable ou l'imprésentable ne serait plus ce qui est exclu ou empêche d'être lá, simplement déplacé ou déporté, mais ce qui est imprésentable parce qu'absolument brûlé par le feu.

Dans L'éternel éphémère Mesguich propose ce qu'il appelle un spectacle du refoulement, à tous les sens du terme, refoulement politique aussi bien que psychique, un spectacle qui ne viendrait pas seulement lever ce refoulement, mais qui livrerait une présentation, une mise en présence ou une représentation du refoulement. Cela paraît paradoxal et impossible, mais c'est un théâtre du paradoxe qu'il nous propose. Dans la représentation théâtrale, le non représentable, l'rreprésentable, parce que refoulé, viendrait se rappeler. Il s'agit en un sens d'un théâtre du refoulement.

Mais si l'art du théâtre était autant celui du voilement que celui du devoilement [donc de la vérité comme de la non-vérité, ou de la vérité de la non-vérité]? Et si c'éait aussi au spectacle du refoulement que l'on conviait la Cité?
Refoulement á l'oeuvre; le terme "cité" vient souligner qu'il s'agit bien d'un enjeu politique dans cette monstration sans monstration du refoulement. Cette mise en scène du refoulement n'est pas une simple levée du refoulement, une simple libération, une mise á nu de ce qui est imprésentable. Il s'agit d'une présentation paradoxale de l'imprésentable "comme tel". Le "comme tel" phénoménologique doit être ici affecté d'une modification essentielle.

Il y a dans le travail de Mesguich une interprétation de la temporalité théâtrale, c'est-à-dire du présent ou de ce qui ne se règle pas sur le présent, un appel à une sorte d'instant théâtral qui d'une certaine manière n'appartient pas à la temporalité.

Ce rapport au temps est décrit sous diverses formes tout au long de L'éternel éphémère. On est souvent tenté de penser le théâtre comme l'art de ce qui, sans doute préparé par les répétitions, n'a proprement lieu qu'une seule fois. Soit en même temps une première et une dernière fois; ce qui lui donne ce double visage à la fois matinal, oriental ou archéologique et automnal, mélancolique, occidental, crépusculaire ou eschatologique. L'un des aspects les plus provocants du théâtre de Mesguich, c'est - à contre-courant de la doxa - de penser que le théâtre a pour essence une certaine répétition. Non pas la répétition qui prépare la première, mais une répétition qui divise, qui creuse et fait surgir l'unique présent de la première fois. La présentation non pas comme réprésentation d'une modèle présent ailleurs, comme le serait une image, mais la présence une première et unique fois comme répétition.

Loin de l'affaiblir, cette structure de répétition intensifie au contraire l'expérience de l'irremplaçable première fois, de l'unique événement qui se produit chaque fois que sur le plateau une mise en scène met en oeuvre et que se produit l'acte théâtral.

Cette étrange expérience de la répétition est mémoire; cependant tout y paraît nouveau, inaugural, inanticipable; presque aussi surpris et surprenant qu'un événement. C'est l'événement comme répétition que nous devons penser au théâtre. Comment un présent dans sa fraicheur, dans sa crudité irremplaçable d'"ici-maintenant", peut-il être répétition? Que doit être le temps de l'expérience et le temps du théâtre pour que cela soit possible? Dans une vocabulaire emprunté à Levi-Strauss où le cru donne parfois à entendre la cruauté, Daniel Mesguich décrit les choses ainsi:

La seule chose crue, au théâtre, c'est qu'il a lieu devant vous; tout le reste, c'est du réchauffé. Le théâtre rend le passé au présent, et, du même coup, il fait entendre tout ce qui, dans ce que nous tenions pour le présent, était répétition. Le théâtre nous tend, dans ce qui advient pour la première fois, ce qui était déjà advenu. Et, de ce don, de ce présent tendu, de cette offre en tension, il fait un spectacle, cru et déjà cuit...
Et ailleurs dans un passage titré:
La cruauté n'existe pas
Jamais il n'y a théâtre s'il ne se produit qu'une fois. Le théâtre, toujours, se donne en séries - et cela, même si les acteurs ne jouent qu'une seule représentation de la piéce. En chaque représentation vibre sa répétition essentielle. En toute représentation chantent toutes les représentations, ses elles-mêmes passées et à venir. Chacune est fugue, suite et variations, reprise, ligne de fuite devant celle qui la précède, derrière celle qui la suit. Une manifestation théâtrale et une seule - bacchanale, crudité: cruauté - impliquerait la totalité, la plénitude, l'irréversibilité. Une manifestation théâtrale et une seule ne serait pas du théâtre: elle aurait lieu.
Penser le théâtre c'est alors éviter tous les discours cuits, c'est-à-dire ne rien sacrifier de ce qui fait notre unique et singulière présence, tout en y présentant la mémoire, l'altérité, le simulacre, la répetition, la répétition qui la constitue et qui la dé-présente en la représentant d'avance. Penser sur le plateau signifie cet incroyable espace où le savoir ne peut décider de ce qu'est le présent. De ce qui est présent sur la scène sous son manteau de visibilité. Pareil en cela à Marie Tudor et à Jane Talbot dans l'oeuvre de Victor Hugo, incapables de discerner quant au sujet qu'elles ont vu ou cru envoyer à la mort.

Toute la pièce de Victor Hugo, comme nous avons pu l'admirer hier soir dans la mise en scène de Daniel Mesguich, est aussi la métaphore du théâtre lui-même. Comme si le dehors du théâtre, leréférent du théâtre - non pas ce qu'il dit ou montre de la Politique, de la Religion, de l'Histoire, de l'Amour, etc. - était structuré comme un théâtre et donc déjà une répétition, dont le retour en abyme sur le plateau n'empêche ni n'atténue la singularité tragique de l'aiguë et unique première fois.

L'autre manière de formuler la question du temps au théâtre dans le travail de Mesguich s'annonce dans un lexique particulier au travers des catégories du furtif ou de l'urgence. Tout doit se faire très vite au théâtre, l'acteur est pressé comme s'il volait, comme s'il etait dans une situation de transgression et de fraude; il est un voleur, et cela fait partie du temps de théâtre; la catégorie du furtif ou du clandestin signifie que l'instant essentiel du théâtre ne se laisse pas intégrer à la temporalité générale, il est volé au temps, et c'est aussi un moment de présentation de la loi et donc de la transgression de la loi. C'est un moment anormal, qui expose la loi comme refoulement.

Il faut donner l'impression toujours de la presse, de l'urgence (...), une soulevée de pierres tombales, une fouille de la langue maternelle...
J'ai toujours tendance à penser que le théâtre est comme un instantané; cet instantané se déploie ou s'analyse peut-être en deux heures ou en quatre, peu importe, mais il n'a pas de durée vériable, seulement des effets de durée. (...) Que l'acteur joue vite, qu'il semble pressé, indique, aussi, qu'il n'a pas le droit d'être là, que la scène ne lui est pas un lieu autorisé, qu'il y est en fraude.
Au contraire la philosophie serait, dans cette hypothèse: attention patiente du discours pédagogique à la présentation, à l'identification, à l'institution, etc. Pour ma part, je plaiderais plutôt pur une dimension théâtrale dans la philosophie afin de brouiller un peu l'opposition, fût-elle chiasmatique, entre théâtre et philosophie. Il y a dans la pensée philosophique, dans la pensée philosophique pré-institutionelle , des instants qui ressemblent à cette urgence furtive, clandestine, non autorisée et folle, qui mettent la philosophie en marge. Je crois qu'il y a des coups de théâtre en philosophie, des instants qui ressemblent à ce que Kierkegaard décrivait quand il disait: "l'instant de decision est une folie". Ces instants-là appartiennement indissociablement au théâtre et à la philosophie, à la philosophie dans le théâtre ou au théâtre dans la philosophie. Il n'y a pas de théâtre mais des théâtres, il y a des oeuvres qui au regard du refoulement, de l'identification ou de la croyance au théâtre font oeuvre differemment . De même qu'on pourra toujours interpréter - et cela reste infiniment suspendu - la mise en jeu du sacrifice, de l'identification, de la croyance, du refoulement ou de la forclusion, comme des surenchères sacrificielles ou identificatoires, des sacrifices du sacrifice, de même rien ne pourra jamais nous assurer que ces économies ne sont pas en même temps mises en jeu. Mesguich cite dans L'éternel éphémère une très belle phrase de Mannoni avec laquelle je voudrais conclure:
Un masque de loup ne nous fait pas peur à la façon du loup, mais à la façon de l'image du loup que nous avons en nous
. Et Mesguich de poursuivre: Au théâtre on ne croit ni on ne croit pas, on ne regarde ni on n'écoute jamais directement; on regarde ou on écoute l'enfant ou l'idiot en nous qui croit. Même si ce que dit Mannoni est fort et vrai, une question demeure. Personne ne croit au masque du loup. Quand nous allons au théâtre nous ne sommes pas dupes, nous savons que c'est une illusion ou un simulacre. Or la puissance de l'émotion ou de l'identification tient au fait que si l'on ne croit pas au loup qu'il y a derrière le masque, on croit à la réalité psychique intérieure que ce masque réveille en nous et par conséquent l'émotion a raison de croire à ce qui est ainsi réellement au-dedans de nous. Il y a une sorte d'intériorisation par le discours psychanalytique de ce crédit que l'on apporte au théâtre. Mais qu'est-ce que croire? Voilà la question posée, elle est mise en scène ou en feu par le théâtre.

Le commentaire de Mesguich apporte une autre dimension qui ne trahit pourtant pas la psychanalyse: on ne regarde ni on n'écoute jamais directement, on ne croit ni ne croit pas et à ce moment-là, regarder l'enfant ou l'idiot qui y croit, c'est regarder conjointement la mémoire identificatrice et la séparation absolue. On re-garde le point de départ et le partage, à la fois comme ce que l'on partage au sens de la participation et ce qui se dissocie. La suspension entre les deux aspects du partage reste absolument indéfinie et irréductible. Qu'est-ce qu'un acte de foi dans le théâtre? Pourquoi faut-il croire au théâtre? Il le faut. Pourquoi le faut-il?


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