Le Monde des Debats, Decembre 1999 Le siecle et le pardon Le pardon et le repentir sont depuis trois ans au centre du seminaire de Jacques Derrida a l'Ecole des hautes etudes en sciences sociales. Qu'est-ce que le concept de pardon ? D'ou vient-il ? S'impose-t-il a tous et a toutes les cultures ? Peut-il etre porte dans l'ordre du juridique ? Du politique ? Et a quelles conditions ? Mais alors qui l'accorde ? Et a qui ? Et au nom de quoi, de qui ? |
Jacques Derrida |
Le Monde des Debats : Votre seminaire porte sur la question du pardon. Jusqu'ou peut-on pardonner ? Et le pardon peut-il etre collectif, c'est-a-dire politique et historique ? Jacques Derrida : En principe, il n'y a pas de limite au pardon, pas de mesure, pas de moderation, pas de " jusqu'ou ? ". Pourvu, bien entendu, qu'on s'accorde sur quelque sens " propre " de ce mot. Or qu'appelle-t-on " pardon " ? Qu'est-ce qui appelle un " pardon " ? Qui appelle, qui en appelle au pardon ? Il est aussi difficile de mesurer un pardon que de prendre la mesure de telles questions. Pour plusieurs raisons que je m'empresse de situer.
Meme si des mots comme " crime contre l'humanite " circulent maintenant dans le langage courant. Cet evenement fut lui-meme produit et autorise par une communaute internationale a une date et selon une figure determinees de son histoire. Qui s'enchevetre mais ne se confond pas avec l'histoire d'une reaffirmation des droits de l'homme, d'une nouvelle Declaration des droits de l'homme. Cette sorte de mutation a structure l'espace theatral dans lequel se joue - sincerement ou non - le grand pardon, la grande scene de repentir qui nous occupe. Elle a souvent les traits, dans sa theâtralite meme, d'une grande convulsion - oserait-on dire d'une compulsion frenetique ? Non, elle repond aussi, heureusement, a un " bon " mouvement. Mais le simulacre, le rituel automatique, l'hypocrisie, le calcul ou la singerie sont souvent de la partie, et s'invitent en parasites a cette ceremonie de la culpabilite. Voila toute une humanite secouee par un mouvement qui se voudrait unanime, voila un genre humain qui pretendrait s'accuser tout a coup, et publiquement, et spectaculairement, de tous les crimes en effet commis par lui-meme contre lui-meme, " contre l'humanite ". Car si on commencait a s'accuser, en demandant pardon, de tous les crimes du passe contre l'humanite, il n'y aurait plus un innocent sur la Terre - et donc plus personne en position de juge ou d'arbitre. Nous sommes tous les heritiers, au moins, de personnes ou d'evenements marques, de facon essentielle, interieure, ineffacable, par des crimes contre l'humanite. Parfois ces evenements, ces meurtres massifs, organises, cruels, qui peuvent avoir ete des revolutions, de grandes Revolutions canoniques et " legitimes ", furent ceux-la memes qui ont permis l'emergence de concepts comme ceux des droits de l'homme ou du crime contre l'humanite. Qu'on y voie un immense progres, une mutation historique ou un concept encore obscur dans ses limites, fragile dans ses fondations (et on peut faire l'un et l'autre a la fois - j'y inclinerais, pour ma part), on ne peut denier ce fait : le concept de " crime contre l'humanite " reste a l'horizon de toute la geopolitique du pardon. Il lui fournit son discours et sa legitimation. Prenez l'exemple saisissant de la commission Verite et reconciliation en Afrique du Sud. Il reste unique malgre les analogies, seulement des analogies, de quelques precedents sud-americains, au Chili notamment. Eh bien, ce qui a donne son ultime justification, sa legitimite declaree a cette commission, c'est la definition de l'Apartheid comme " crime contre l'humanite " par la communaute internationale dans sa representation onusienne. Cette convulsion dont je parlais prendrait aujourd'hui la tournure d'une conversion. D'une conversion de fait et tendanciellement universelle : en voie de mondialisation. Car si, comme je le crois, le concept de crime contre l'humanite est le chef d'accusation de cette auto-accusation, de ce repentir et de ce pardon demande ; si d'autre part une sacralite de l'humain peut seule, en dernier ressort, justifier ce concept (rien n'est pire, dans cette logique, qu'un crime contre l'humanite de l'homme et contre les droits de l'homme) ; si cette sacralite trouve son sens dans la memoire abrahamique des religions du Livre et dans une interpretation juive, mais surtout chretienne, du " prochain " ou du " semblable " ; si des lors le crime contre l'humanite est un crime contre le plus sacre dans le vivant, et donc deja contre le divin dans l'homme, dans Dieu-fait-homme ou l'homme-fait-Dieu-par-Dieu (la mort de l'homme et la mort de Dieu trahiraient ici le meme crime), alors la " mondialisation " du pardon ressemble a une immense scene de confession en cours, donc a une convulsion-conversion-confession virtuellement chretienne, un processus de christianisation qui n'a plus besoin de l'Eglise chretienne. Si, comme je le suggerais a l'instant, un tel langage croise et accumule en lui de puissantes traditions (la culture " abrahamique " et celle d'un humanisme philosophique, plus precisement d'un cosmopolitisme ne lui-meme d'une greffe de stoicisme et de christianisme paulinien), pourquoi s'impose-t-il aujourd'hui a des cultures qui ne sont a l'origine ni europeennes ni " bibliques " ? Je pense a ces scenes ou un Premier ministre japonais " demanda pardon " aux Coreens et aux Chinois pour les violences passees. Il presenta certes ses " heartfelt apologies " en son nom personnel, d'abord sans engager l'Empereur a la tete de l'Etat, mais un Premier ministre engage toujours plus qu'une personne privee. Recemment il y eut de veritables negociations, cette fois, officielles et serrees, entre le gouvernement japonais et le gouvernement sud-coreen a ce sujet. Il y allait de reparations et d'une reorientation politico-economique. Ces tractations visaient, comme c'est presque toujours le cas, a produire une reconciliation (nationale ou internationale) propice a une normalisation. Le langage du pardon, au service de finalites determinees, etait tout sauf pur et desinteresse. Comme toujours dans le champ politique. Je prendrai alors le risque de cette proposition : a chaque fois que le pardon est au service d'une finalite, fût-elle noble et spirituelle (rachat ou redemption, reconciliation, salut), a chaque fois qu'il tend a retablir une normalite (sociale, nationale, politique, psychologique) par un travail du deuil, par quelque therapie ou ecologie de la memoire, alors le " pardon " n'est pas pur - ni son concept. Le pardon n'est, il ne devrait etre ni normal, ni normatif, ni normalisant. Il devrait rester exceptionnel et extraordinaire, a l'epreuve de l'impossible : comme s'il interrompait le cours ordinaire de la temporalite historique. Il faudrait donc interroger de ce point de vue ce qu'on appelle la mondialisation et ce que je propose ailleurs (1) de surnommer la mondialatinisation - pour prendre en compte l'effet de christianite romaine qui surdetermine aujourd'hui tout le langage du droit, de la politique, et meme l'interpretation dudit " retour du religieux ". Aucun pretendu desenchantement, aucune secularisation ne vient l'interrompre, bien au contraire. Pour aborder a present le concept meme de pardon, la logique et le bon sens s'accordent pour une fois avec le paradoxe : il faut, me semble-t-il, partir du fait que, oui, il y a de l'impardonnable. N'est-ce pas en verite la seule chose a pardonner ? La seule chose qui appelle le pardon ? Si l'on n'etait pret a pardonner que ce qui parait pardonnable, ce que l'Eglise appelle le " peche veniel ", alors l'idee meme de pardon s'evanouirait. S'il y a quelque chose a pardonner, ce serait ce qu'en langage religieux on appelle le peche mortel, le pire, le crime ou le tort impardonnable. D'ou l'aporie qu'on peut decrire dans sa formalite seche et implacable, sans merci : le pardon pardonne seulement l'impardonnable. On ne peut ou ne devrait pardonner, il n'y a de pardon, s'il y en a, que la ou il y a de l'impardonnable. Autant dire que le pardon doit s'annoncer comme l'impossible meme. Il ne peut etre possible qu'a faire l'im-possible. Parce que, en ce siecle, des crimes monstrueux (" impardonnables ", donc) ont non seulement ete commis - ce qui n'est peut-etre pas en soi si nouveau - mais sont devenus visibles, connus, rappeles, nommes, archives par une " conscience universelle " mieux informee que jamais, parce que ces crimes a la fois cruels et massifs paraissent echapper ou parce qu'on a cherche a les faire echapper, dans leur exces meme, a la mesure de toute justice humaine, eh bien, l'appel au pardon s'en est trouve (par l'impardonnable meme, donc !) reactive, re-motive, accelere. Au moment de la loi de l964 qui decida en France de l'imprescriptibilite des crimes contre l'humanite, un debat fut ouvert. Je note au passage que le concept juridique de l'imprescriptible n'est en rien equivalent au concept non juridique de l'impardonnable. On peut maintenir l'imprescriptibilite d'un crime, ne mettre aucune limite a la duree d'une inculpation ou d'une poursuite possible devant la loi, tout en pardonnant au coupable. Inversement on peut acquitter ou suspendre un jugement et pourtant refuser le pardon. Il reste que la singularite du concept d'imprescriptibilite (par opposition a la " prescription " qui a des equivalents dans d'autres droits occidentaux, americain par exemple) tient peut-etre a ce qu'elle introduit aussi, comme le pardon ou comme l'impardonnable, une sorte d'eternite ou de transcendance, l'horizon apocalyptique d'un jugement dernier : dans le droit au-dela du droit, dans l'histoire au-dela de l'histoire. C'est un point capital et difficile. Dans un texte polemique justement intitule " L'imprescriptible ", Jankelevitch declare qu'il ne saurait etre question de pardonner des crimes contre l'humanite, contre l'humanite de l'homme : non pas contre des " ennemis ", (politiques, religieux, ideologiques), mais contre ce qui fait de l'homme un homme - c'est-a-dire contre la puissance de pardonner elle-meme. De facon analogue, Hegel, grand penseur du " pardon " et de la " reconciliation ", disait que tout est pardonnable sauf le crime contre l'esprit, a savoir contre la puissance reconciliatrice du pardon. S'agissant bien sur de la Shoah, Jankelevitch insistait surtout sur un autre argument, a ses yeux decisif : il est d'autant moins question de pardonner, dans ce cas, que les criminels n'ont pas demande pardon. Ils n'ont pas reconnu leur faute et n'ont manifeste aucun repentir. C'est du moins ce que soutient, un peu vite, peut-etre, Jankelevitch. Or je serais tente de contester cette logique conditionnelle de l'echange, cette presupposition si largement repandue selon laquelle on ne pourrait envisager le pardon qu'a la condition qu'il soit demande, au cours d'une scene de repentir attestant a la fois la conscience de la faute, la transformation du coupable et l'engagement au moins implicite a tout faire pour eviter le retour du mal. Il y a la une transaction economique qui a la fois confirme et contredit la tradition abrahamique dont nous parlons. Il est important d'analyser au fond la tension, au cœur de l'heritage, entre d'une part l'idee, qui est aussi une exigence, du pardon inconditionnel, gracieux, infini, aneconomique, accorde au coupable en tant que coupable, sans contrepartie, meme a qui ne se repent pas ou ne demande pas pardon et, d'autre part, comme en temoignent un grand nombre de textes, a travers beaucoup de difficultes et de raffinements semantiques, un pardon conditionnel, proportionne a la reconnaissance de la faute, au repentir et a la transformation du pecheur qui demande alors, explicitement, le pardon. Et qui des lors n'est plus de part en part le coupable mais deja un autre, et meilleur que le coupable. Dans cette mesure, et a cette condition, ce n'est plus au coupable en tant que tel qu'on pardonne. Une des questions indissociables de celle-ci, et qui ne m'interesse pas moins, concerne alors l'essence de l'heritage. Qu'est-ce qu'heriter quand l'heritage comporte une injonction a la fois double et contradictoire ? Une injonction qu'il faut donc reorienter, interpreter activement, performativement, mais dans la nuit, comme si nous devions alors, sans norme ni critere preetablis, reinventer la memoire ? Malgre mon admirative sympathie pour Jankelevitch, et meme si je comprends ce qui inspire cette colere du juste, j'ai du mal a le suivre. Par exemple quand il multiplie les imprecations contre la bonne conscience de " l'Allemand " ou quand il tempete contre le miracle economique du mark et l'obscenite prospere de la bonne conscience, mais surtout quand il justifie le refus de pardonner par le fait, ou plutot l'allegation du non-repentir. Il dit en somme : " S'ils avaient commence, dans le repentir, par demander pardon, nous aurions pu envisager de le leur accorder, mais ce ne fut pas le cas. " J'ai d'autant plus de peine a le suivre ici que dans ce qu'il appelle lui-meme un " livre de philosophie ", Le Pardon, publie anterieurement, Jankelevitch avait ete plus accueillant a l'idee d'un pardon absolu. Il revendiquait alors une inspiration juive et surtout chretienne. Il parlait meme d'un imperatif d'amour et d'une " ethique hyperbolique " : d'une ethique, donc, qui se porterait au-dela des lois, des normes ou d'une obligation. Ethique au-dela de l'ethique, voila peut-etre le lieu introuvable du pardon. Toutefois, meme a ce moment-la, et la contradiction demeure donc, Jankelevitch n'allait pas jusqu'a admettre un pardon inconditionnel et qui donc serait accorde meme a qui ne le demande pas. Le nerf de l'argument, dans " L'imprescriptible ", et dans la partie intitulee " Pardonner ? ", c'est que la singularite de la Shoah atteint aux dimensions de l'inexpiable. Or pour l'inexpiable, il n'y aurait pas de pardon possible, selon Jankelevitch, ni meme de pardon qui ait un sens, qui fasse sens. Car l'axiome commun ou dominant de la tradition, finalement, et a mes yeux le plus problematique, c'est que le pardon doit avoir du sens. Et ce sens devrait se determiner sur fond de salut, de reconciliation, de redemption, d'expiation, je dirais meme de sacrifice. Pour Jankelevitch, des lors qu'on ne peut plus punir le criminel d'une " punition proportionnee a son crime " et que, des lors, le " chatiment devient presque indifferent ", on a affaire a de " l'inexpiable " - il dit aussi de " l'irreparable " (mot que Chirac utilisa dans sa fameuse declaration sur le crime contre les Juifs sous Vichy : " La France, ce jour-la, accomplissait l'irreparable. "). De l'inexpiable ou de l'irreparable, Jankelevitch conclut a l'impardonnable. Et l'on ne pardonne pas, selon lui, a de l'impardonnable. Cet enchainement ne me parait pas aller de soi. Pour la raison que j'ai dite (que serait un pardon qui ne pardonnerait que le pardonnable ?) et parce que cette logique continue d'impliquer que le pardon reste le correlat d'un jugement et la contrepartie d'une punition possibles, d'une expiation possible, de l'" expiable ". Car Jankelevitch semble alors tenir deux choses pour acquises (comme Arendt, par exemple, dans La Condition de l'homme moderne) :
Dans "L'imprescriptible", donc, et non pas dans Le Pardon, Jankelevitch s'installe dans cet echange, dans cette symetrie entre punir et pardonner : le pardon n'aurait plus de sens la ou le crime est devenu, comme la Shoah, " inexpiable ", " irreparable ", hors de proportion avec toute mesure humaine. " Le pardon est mort dans les camps de la mort ", dit-il. Oui. A moins qu'il ne devienne possible qu'a partir du moment ou il parait impossible. Son histoire commencerait au contraire avec l'impardonnable. Ce n'est pas au nom d'un purisme ethique ou spirituel que j'insiste sur cette contradiction au cœur de l'heritage, et sur la necessite de maintenir la reference a un pardon inconditionnel et aneconomique : au-dela de l'echange et meme de l'horizon d'une redemption ou d'une reconciliation. Si je dis : " Je te pardonne a la condition que, demandant pardon, tu aies donc change et ne sois plus le meme ", est-ce que je pardonne ? qu'est-ce que je pardonne ? et a qui ? quoi et qui ? quelque chose ou quelqu'un ? Premiere ambiguite syntaxique, d'ailleurs, qui devrait deja nous retenir longtemps. Entre la question " qui ? " et la question " quoi ? ". Pardonne-t-on quelque chose, un crime, une faute, un tort, c'est-a-dire un acte ou un moment qui n'epuisent pas la personne incriminee et a la limite ne se confond pas avec le coupable qui lui reste donc irreductible ? Ou bien pardonne-t-on a quelqu'un, absolument, ne marquant plus alors la limite entre le tort, le moment de la faute, et d'autre part la personne qu'on tient pour responsable ou coupable ? Et dans ce dernier cas (question " qui ? "), demande-t-on pardon a la victime ou a quelque temoin absolu, a Dieu, par exemple a tel Dieu qui a prescrit de pardonner a l'autre (homme) pour meriter d'etre pardonne a son tour ? (L'Eglise de France a demande pardon a Dieu, elle ne s'est pas repentie directement ou seulement devant les hommes, ou devant les victimes, par exemple la communaute juive, qu'elle a seulement prises a temoin, mais publiquement, il est vrai, du pardon demande en verite a Dieu, etc.) Je dois laisser ces immenses questions ouvertes. Imaginez donc que je pardonne a la condition que le coupable se repente, s'amende, demande pardon et donc soit change par un nouvel engagement, et que des lors il ne soit plus tout a fait le meme que celui qui s'est rendu coupable. Dans ce cas, peut-on encore parler d'un pardon ? Ce serait trop facile, des deux cotes : on pardonnerait un autre que le coupable meme. Pour qu'il y ait pardon, ne faut-il pas au contraire pardonner et la faute et le coupable en tant que tels, la ou l'une et l'autre demeurent, aussi irreversiblement que le mal, comme le mal meme, et seraient encore capables de se repeter, impardonnablement, sans transformation, sans amelioration, sans repentir ni promesse ? Ne doit-on pas maintenir qu'un pardon digne de ce nom, s'il y en a jamais, doit pardonner l'impardonnable, et sans condition ? Et que cette inconditionnalite est aussi inscrite, comme son contraire, a savoir la condition du repentir, dans " notre " heritage ? Meme si cette purete radicale peut paraitre excessive, hyperbolique, folle ? Car si je dis, comme je le pense, que le pardon est fou, et qu'il doit rester une folie de l'impossible, ce n'est certainement pas pour l'exclure ou le disqualifier. Il est peut-etre meme la seule chose qui arrive, qui surprenne, comme une revolution, le cours ordinaire de l'histoire, de la politique et du droit. Car cela veut dire qu'il demeure heterogene a l'ordre du politique ou du juridique tels qu'on les entend ordinairement. On ne pourra jamais, en ce sens ordinaire des mots, fonder une politique ou un droit sur le pardon. Dans toutes les scenes geopolitiques dont nous parlions, on abuse donc le plus souvent du mot " pardon ". Car il s'agit toujours de negociations plus ou moins avouees, de transactions calculees, de conditions et, comme dirait Kant, d'imperatifs hypothetiques. Ces tractations peuvent certes paraitre honorables. Par exemple au nom de la " reconciliation nationale ", expression a laquelle de Gaulle, Pompidou et Mitterrand ont tous les trois recouru au moment ou ils ont cru devoir prendre la responsabilite d'effacer les dettes et les crimes du passe, sous l'Occupation ou pendant la guerre d'Algerie. En France les plus hauts responsables politiques ont regulierement tenu le meme langage : il faut proceder a la reconciliation par l'amnistie et reconstituer ainsi l'unite nationale. C'est un leitmotiv de la rhetorique de tous les chefs d'Etat et Premiers ministres francais depuis la Seconde Guerre mondiale, sans exception. Ce fut litteralement le langage de ceux qui apres le premier moment d'epuration, deciderent de la grande amnistie de l951 pour les crimes commis sous l'Occupation. J'ai entendu un soir, dans un document d'archives, M. Cavaillet dire, je le cite de memoire, qu'il avait, alors parlementaire, vote la loi d'amnistie de l951 parce qu'il fallait, disait-il, " savoir oublier " ; d'autant plus qu'a ce moment-la, Cavaillet y insistait lourdement, le danger communiste etait ressenti comme le plus urgent. Il fallait faire revenir dans la communaute nationale tous les anticommunistes qui, collaborateurs quelques annees auparavant, risquaient de se trouver exclus du champ politique par une loi trop severe et par une epuration trop peu oublieuse. Refaire l'unite nationale, cela voulait dire se rearmer de toutes les forces disponibles dans un combat qui continuait, cette fois en temps de paix ou de guerre dite froide. Il y a toujours un calcul strategique et politique dans le geste genereux de qui offre la reconciliation ou l'amnistie, et il faut toujours integrer ce calcul dans nos analyses. " Reconciliation nationale ", ce fut encore, je l'ai dit, le langage explicite de De Gaulle quand il revint pour la premiere fois a Vichy et y prononca un fameux discours sur l'unite et l'unicite de la France ; ce fut litteralement le discours de Pompidou qui parla aussi, dans une fameuse conference de presse, de " reconciliation nationale " et de division surmontee quand il gracia Touvier ; ce fut encore le langage de Mitterrand quand il a soutenu, a plusieurs reprises, qu'il etait garant de l'unite nationale, et tres precisement quand il a refuse de declarer la culpabilite de la France sous Vichy (qu'il qualifiait, vous le savez, de pouvoir non-legitime ou non-representatif, approprie par une minorite d'extremistes, alors que nous savons la chose plus compliquee, et non seulement du point de vue formel et legal, mais laissons). Inversement, quand le corps de la nation peut supporter sans risque une division mineure ou meme trouver son unite renforcee par des proces, par des ouvertures d'archives, par des " levees de refoulement ", alors d'autres calculs dictent de faire droit de facon plus rigoureuse et plus publique a ce qu'on appelle le " devoir de memoire ". C'est toujours le meme souci : faire en sorte que la nation survive a ses dechirements, que les traumatismes cedent au travail du deuil, et que l'Etat-nation ne soit pas gagne par la paralysie. Mais meme la ou l'on pourrait le justifier, cet imperatif " ecologique " de la sante sociale et politique n'a rien a voir avec le " pardon " dont on parle alors bien legerement. Le pardon ne releve pas, il devrait ne jamais relever d'une therapie de la reconciliation. Revenons au remarquable exemple de l'Afrique du Sud. Encore en prison, Mandela crut devoir assumer lui-meme la decision de negocier le principe d'une procedure d'amnistie. Pour permettre d'abord le retour des exiles de l'ANC. Et en vue d'une reconciliation nationale sans laquelle le pays aurait ete mis a feu et a sang par la vengeance. Mais pas plus que l'acquittement, le non-lieu, et meme la " grace " (exception juridico-politique dont nous reparlerons), l'amnistie ne signifie le pardon. Or quand Desmond Tutu a ete nomme president de la commission Verite et reconciliation, il a christianise le langage d'une institution destinee a traiter uniquement de crimes a motivation " politique " (enorme probleme auquel je renonce a toucher ici, comme je renonce a analyser la structure complexe de ladite commission, dans ses rapports avec les autres instances judiciaires et procedures penales qui devaient suivre leur cours). Avec autant de bonne volonte que de confusion, me semble-t-il, Tutu, archeveque anglican, introduit le vocabulaire du repentir et du pardon. Il se l'est fait reprocher, entre autres choses d'ailleurs, par une partie non-chretienne de la communaute noire. Sans parler des redoutables enjeux de traduction que je ne peux ici qu'evoquer mais qui, comme le recours au langage meme, concernent aussi le second aspect de votre question : la scene du pardon est-elle un face-a-face personnel ou bien en appelle-t-elle a quelque mediation institutionnelle ? (Et le langage lui-meme, la langue est ici une premiere institution mediatrice). En principe, donc, toujours pour suivre une veine de la tradition abrahamique, le pardon doit engager deux singularites : le coupable (le " perpetrator ", comme on dit en Afrique du Sud) et la victime. Des qu'un tiers intervient, on peut encore parler d'amnistie, de reconciliation, de reparation, etc. Mais certainement pas de pur pardon, au sens strict. Le statut de la commission Verite et Reconciliation est fort ambigu a ce sujet, comme le discours de Tutu qui oscille entre une logique non-penale et non-reparatrice du " pardon " (il la dit " restauratrice ") et une logique judiciaire de l'amnistie. On devrait analyser de pres l'instabilite equivoque de toutes ces auto-interpretations. À la faveur d'une confusion entre l'ordre du pardon et l'ordre de la justice, mais aussi bien en abusant de leur heterogeneite, comme du fait que le temps du pardon echappe au processus judiciaire, il est d'ailleurs toujours possible de mimer la scene du pardon " immediat " et quasi automatique pour echapper a la justice. La possibilite de ce calcul reste toujours ouverte et on pourrait en donner beaucoup d'exemples. Et de contre-exemples. Ainsi Tutu raconte qu'un jour une femme noire vient temoigner devant la Commission. Son mari avait ete assassine par des policiers tortionnaires. Elle parle dans sa langue, une des onze langues officiellement reconnues par la Constitution. Tutu l'interprete et la traduit a peu pres ainsi, dans son idiome chretien (anglo-anglican) : " Une commission ou un gouvernement ne peut pas pardonner. Moi seule, eventuellement, pourrais le faire. (And I am not ready to forgive.) Et je ne suis pas prete a pardonner - ou pour pardonner. " Parole fort difficile a entendre. Cette femme victime, cette femme de victime (2) voulait surement rappeler que le corps anonyme de l'Etat ou d'une institution publique ne peut pardonner. Il n'en a ni le droit ni le pouvoir ; et cela n'aurait d'ailleurs aucun sens. Le representant de l'Etat peut juger mais le pardon n'a rien a voir avec le jugement, justement. Ni meme avec l'espace public ou politique. Meme s'il etait " juste ", le pardon serait juste d'une justice qui n'a rien a voir avec la justice judiciaire, avec le droit. Il y a des cours de justice pour cela et ces cours ne pardonnent jamais, au sens strict de ce mot. Cette femme voulait peut-etre suggerer autre chose encore : si quelqu'un a quelque titre a pardonner, c'est seulement la victime et non une institution tierce. Car d'autre part, meme si cette epouse etait aussi une victime, eh bien, la victime absolue, si l'on peut dire, restait son mari mort. Seul le mort aurait pu, legitimement, envisager le pardon. La survivante n'etait pas prete a se substituer abusivement au mort. Immense et douloureuse experience du survivant : qui aurait le droit de pardonner au nom de victimes disparues ? Celles-ci sont toujours absentes, d'une certaine maniere. Disparues par essence, elles ne sont jamais elles-memes absolument presentes, au moment du pardon demande, comme les memes, celles qu'elles furent au moment du crime ; et elles sont parfois absentes dans leur corps, voire souvent mortes. Je reviens un instant a l'equivoque de la tradition. Tantot le pardon (accorde par Dieu ou inspire par la prescription divine) doit etre un don gracieux, sans echange et sans condition ; tantot, il requiert, comme sa condition minimale, le repentir et la transformation du pecheur. Quelle consequence tirer de cette tension ? Au moins celle-ci, qui ne simplifie pas les choses : si notre idee du pardon tombe en ruine des qu'on la prive de son pole de reference absolu, a savoir de sa purete inconditionnelle, elle reste neanmoins inseparable de ce qui lui est heterogene, a savoir l'ordre des conditions, le repentir, la transformation, autant de choses qui lui permettent de s'inscrire dans l'histoire, le droit, la politique, l'existence meme. Ces deux poles, l'inconditionnel et le conditionnel, sont absolument heterogenes et doivent demeurer irreductibles l'un a l'autre. Ils sont pourtant indissociables : si l'on veut, et il le faut, que le pardon devienne effectif, concret, historique, si l'on veut qu'il arrive, qu'il ait lieu en changeant les choses, il faut que sa purete s'engage dans une serie de conditions de toute sorte (psychosociologiques, politiques, etc.). C'est entre ces deux poles, irreconciliables mais indissociables, que les decisions et les responsabilites sont a prendre. Mais malgre toutes les confusions qui reduisent le pardon a l'amnistie ou a l'amnesie, a l'acquittement ou a la prescription, au travail du deuil ou a quelque therapie politique de reconciliation, bref a quelque ecologie historique, il ne faudrait jamais oublier, neanmoins, que tout cela se refere a une certaine idee du pardon pur et inconditionnel sans laquelle ce discours n'aurait pas le moindre sens. Ce qui complique la question du " sens ", c'est encore ceci, je le suggerais tout a l'heure : le pardon pur et inconditionnel, pour avoir son sens propre, doit n'avoir aucun " sens ", aucune finalite, aucune intelligibilite meme. C'est une folie de l'impossible. Il faudrait suivre sans faiblir la consequence de ce paradoxe ou de cette aporie. Ce qu'on appelle le droit de grace en donne un exemple, a la fois un exemple parmi d'autres et le modele exemplaire. Car s'il est vrai que le pardon devrait rester heterogene a l'ordre juridico-politique, judiciaire ou penal, s'il est vrai qu'il devrait a chaque fois, en chaque occurrence, rester une exception absolue, alors il y a une exception a cette loi d'exception, en quelque sorte, et c'est justement, en Occident, cette tradition theologique qui accorde au souverain un droit exorbitant. Car le droit de grace est bien, comme son nom l'indique, de l'ordre du droit mais d'un droit qui inscrit dans les lois un pouvoir au-dessus des lois. Le monarque absolu de droit divin peut gracier un criminel, c'est-a-dire pratiquer, au nom de l'Etat, un pardon qui transcende et neutralise le droit. Droit au-dessus du droit. Comme l'idee de souverainete meme, ce droit de grace a ete reapproprie dans l'heritage republicain. Dans des Etats modernes de type democratique, comme la France, on dirait qu'il a ete secularise (si ce mot avait un sens ailleurs que dans la tradition religieuse qu'il maintient en pretendant s'y soustraire). Dans d'autres, comme les Etats-Unis, la secularisation n'est pas meme un simulacre, puisque le President et les gouverneurs, qui ont le droit de grace (pardon, clemency), pretent d'abord serment sur la Bible, tiennent des discours officiels de type religieux et invoquent le nom ou la benediction de Dieu a chaque fois qu'ils s'adressent a la nation. Ce qui compte dans cette exception absolue qu'est le droit de grace, c'est que l'exception du droit, l'exception au droit est situee au sommet ou au fondement du juridico-politique. Dans le corps du souverain, elle incarne ce qui fonde, soutient ou erige, au plus haut, avec l'unite de la nation, la garantie de la constitution, les conditions et l'exercice du droit. Comme c'est toujours le cas, le principe transcendantal d'un systeme n'appartient pas au systeme. Il lui est etranger comme une exception. Sans contester le principe de ce droit de grace, le plus " eleve " qui soit, le plus noble mais aussi le plus " glissant " et le plus equivoque, le plus dangereux, le plus arbitraire, Kant rappelle la stricte limitation qu'il faudrait lui imposer pour qu'il ne donne pas lieu aux pires injustices : que le souverain ne puisse gracier que la ou le crime le vise lui-meme (et donc vise, dans son corps, la garantie meme du droit, de l'Etat de droit et de l'Etat). Comme dans la logique hegelienne dont nous parlions plus haut, n'est impardonnable que le crime contre ce qui donne le pouvoir de pardonner, le crime contre le pardon, en somme - l'esprit selon Hegel, et ce qu'il appelle " l'esprit du christianisme " - mais c'est justement cet impardonnable, et cet impardonnable seul que le souverain a encore le droit de pardonner, et seulement quand le " corps du roi ", dans sa fonction souveraine, est vise a travers l'autre " corps du roi ", qui est ici le " meme ", le corps de chair, singulier et empirique. En dehors de cette exception absolue, dans tous les autres cas, partout ou les torts concernent les sujets eux-memes, c'est-a-dire presque toujours, le droit de grace ne saurait s'exercer sans injustice. En fait, on sait qu'il est toujours exerce de facon conditionnelle, en fonction d'une interpretation ou d'un calcul, de la part du souverain, quant a ce qui croise un interet particulier (le sien propre ou ceux des siens ou d'une fraction de la societe) et l'interet de l'Etat. Un exemple recent en serait donne par Clinton - qui n'a jamais ete enclin a gracier qui que ce soit et qui est un partisan plutot offensif de la peine de mort. Or il vient, en utilisant son " right to pardon ", de gracier des Portoricains emprisonnes depuis longtemps pour terrorisme. Eh bien, les Republicains n'ont pas manque de contester ce privilege absolu de l'executif en accusant le President d'avoir ainsi voulu aider Hillary Clinton dans sa prochaine campagne electorale a New York ou les Porto-Ricains sont, comme vous le savez, nombreux. Dans le cas a la fois exceptionnel et exemplaire du droit de grace, la ou ce qui excede le juridico-politique s'inscrit, pour le fonder, dans le droit constitutionnel, eh bien il y a et il n'y a pas ce tete-a-tete ou ce face-a-face personnel, et dont on peut penser qu'il est exige par l'essence meme du pardon. La meme ou celui-ci devrait n'engager que des singularites absolues, il ne peut se manifester de quelque facon sans en appeler au tiers, a l'institution, a la socialite, a l'heritage transgenerationnel, au survivant en general ; et d'abord a cette instance universalisante qu'est le langage. Peut-il y avoir, de part ou d'autre, une scene de pardon sans un langage partage ? Ce partage n'est pas seulement celui d'une langue nationale ou d'un idiome, mais celui d'un accord sur le sens des mots, leurs connotations, la rhetorique, la visee d'une reference, etc. C'est la une autre forme de la meme aporie : quand la victime et le coupable ne partagent aucun langage, quand rien de commun et d'universel ne leur permet de s'entendre, le pardon semble prive de sens, on a bien affaire a cet impardonnable absolu, a cette impossibilite de pardonner dont nous disions pourtant tout a l'heure qu'elle etait, paradoxalement, l'element meme de tout pardon possible. Pour pardonner, il faut d'une part s'entendre, des deux cotes, sur la nature de la faute, savoir qui est coupable de quel mal envers qui, etc. Chose deja fort improbable. Car vous imaginez ce qu'une " logique de l'inconscient " viendrait perturber dans ce " savoir ", et dans tous les schemas dont elle detient pourtant une " verite ". Et vous imaginez aussi ce qui se passerait quand la meme perturbation ferait tout trembler, quand elle viendrait retentir dans le " travail du deuil ", dans la " therapie " dont nous parlions, et dans le droit et dans la politique. Car si un pardon pur ne peut pas, s'il ne doit pas se presenter comme tel, donc s'exhiber sur le theatre de la conscience sans du meme coup se denier, mentir ou reaffirmer une souverainete, alors comment savoir ce qu'est un pardon, s'il a jamais lieu, et qui pardonne qui, ou quoi a qui ? Car d'autre part, s'il faut, comme nous le disions a l'instant, s'entendre, des deux cotes, sur la nature de la faute, savoir, en conscience, qui est coupable de quel mal envers qui, etc., et si la chose reste deja fort improbable, le contraire est aussi vrai. En meme temps, il faut en effet que l'alterite, la non-identification, l'incomprehension meme restent irreductibles. Le pardon est donc fou, il doit s'enfoncer, mais lucidement, dans la nuit de l'inintelligible. Appelez cela l'inconscient ou la non-conscience, si vous voulez. Des que la victime " comprend " le criminel, des qu'elle echange, parle, s'entend avec lui, la scene de la reconciliation a commence, et avec elle ce pardon courant qui est tout sauf un pardon. Meme si je dis " je ne te pardonne pas " a quelqu'un qui me demande pardon, mais que je comprends et qui me comprend, alors un processus de reconciliation a commence, le tiers est intervenu. Pourtant c'en est fini du pur pardon. Dans les situations les plus terribles, en Afrique, au Kosovo, ne s'agit-il pas, precisement, d'une barbarie de proximite, ou le crime s'est noue entre gens qui se connaissaient ? Le pardon n'implique-t-il pas l'impossible : etre en meme temps dans autre chose que la situation anterieure, avant le crime, tout en etant dans la comprehension de la situation anterieure ? Jacques Derrida : Dans ce que vous appelez la " situation anterieure ", il pouvait y avoir en effet toutes sortes de proximites : langage, voisinage, familiarite, famille meme, etc. Mais pour que le mal surgisse, le " mal radical " et peut-etre pire encore, le mal impardonnable, le seul qui fasse surgir la question du pardon, il faut que, au plus intime de cette intimite, une haine absolue vienne interrompre la paix. Cette hostilite destructrice ne peut viser que ce que Levinas appelle le " visage " d'autrui, l'autre semblable, le prochain le plus proche, entre le Bosniaque et le Serbe par exemple, a l'interieur du meme quartier, de la meme maison, parfois de la meme famille. Le pardon doit-il alors saturer l'abime ? Doit-il suturer la blessure dans un processus de reconciliation ? Ou bien donner lieu a une autre paix, sans oubli, sans amnistie, fusion ou confusion ? Bien entendu, personne n'oserait decemment objecter a l'imperatif de la reconciliation. Il vaut mieux mettre fin aux crimes et aux dechirements. Mais encore une fois, je crois devoir distinguer entre le pardon et ce processus de reconciliation, cette reconstitution d'une sante ou d'une " normalite ", si necessaires et souhaitables qu'elles puissent paraitre a travers les amnesies, le " travail du deuil ", etc. Un pardon " finalise " n'est pas un pardon, c'est seulement une strategie politique ou une economie psychotherapeutique. En Algerie aujourd'hui, malgre la douleur infinie des victimes et le tort irreparable dont elles souffrent a jamais, on peut penser, certes, que la survie du pays, de la societe et de l'Etat passe par le processus de reconciliation annonce. On peut de ce point de vue " comprendre " qu'un vote ait approuve la politique promise par Bouteflika. Mais je crois inapproprie le mot de " pardon " qui fut prononce a cette occasion, en particulier par le chef de l'Etat algerien. Je le trouve injuste a la fois par respect pour les victimes de crimes atroces (aucun chef d'Etat n'a le droit de pardonner a leur place) et par respect pour le sens de ce mot, pour l'inconditionnalite non-negociable, aneconomique, a-politique et non-strategique qu'il prescrit. Mais encore une fois, ce respect du mot ou du concept ne traduit pas seulement un purisme semantique ou philosophique. Toutes sortes de " politiques " inavouables, toutes sortes de ruses strategiques peuvent s'abriter abusivement derriere une " rhetorique " ou une " comedie " du pardon pour bruler l'etape du droit. En politique, quand il s'agit d'analyser, de juger, voire de contrarier pratiquement ces abus, l'exigence conceptuelle est de rigueur, meme la ou elle prend en compte, en s'y embarrassant et en les declarant, des paradoxes ou des apories. C'est, encore une fois, la condition de la responsabilite. - Vous etes donc en permanence partage entre une vision ethique " hyperbolique " du pardon, le pardon pur, et la realite d'une societe au travail dans des processus pragmatiques de reconciliation ? Jacques Derrida : Oui, je reste " partage ", comme vous le dites si bien. Mais sans pouvoir, ni vouloir, ni devoir departager. Les deux poles sont irreductibles l'un a l'autre, certes, mais ils restent indissociables. Pour inflechir la " politique " ou ce que vous venez d'appeler les " processus pragmatiques ", pour changer le droit (qui se trouve donc pris entre les deux poles, l'" ideal " et l'" empirique " - et ce qui m'importe ici, c'est, entre les deux, cette mediation universalisante, cette histoire du droit, la possibilite de ce progres du droit), il faut se referer a ce que vous venez d'appeler " vision ethique "hyperbolique" du pardon ". Bien que je ne sois pas sur des mots " vision " ou " ethique ", dans ce cas, disons que seule cette exigence inflexible peut orienter une histoire des lois, une evolution du droit. Elle seule peut inspirer, ici, maintenant, dans l'urgence, sans attendre, la reponse et les responsabilites. Revenons a la question des droits de l'homme, du concept de crime contre l'humanite, mais aussi de la souverainete. Plus que jamais, ces trois motifs sont lies dans l'espace public et dans le discours politique. Bien que souvent une certaine notion de la souverainete soit positivement associee au droit de la personne, au droit a l'autodetermination, a l'ideal d'emancipation, en verite a l'idee meme de liberte, au principe des droits de l'homme, c'est souvent au nom des droits de l'homme et pour punir ou prevenir des crimes contre l'humanite qu'on en vient a limiter, a envisager au moins, par des interventions internationales, de limiter la souverainete de certains Etats-nations. Mais de certains d'entre eux, plutot que d'autres. Exemples recents : les interventions au Kosovo ou au Timor-oriental, d'ailleurs differentes dans leur nature et leur visee. (Le cas de la guerre du Golfe est autrement complique : on limite aujourd'hui la souverainete de l'Irak mais apres avoir pretendu defendre, contre lui, la souverainete d'un petit Etat - et au passage quelques autres interets, mais passons). Soyons toujours attentifs, comme Hannah Arendt le rappelle aussi lucidement, au fait que cette limitation de souverainete n'est jamais imposee que la ou c'est " possible " (physiquement, militairement, economiquement), c'est-a-dire toujours imposee a de petits Etats, relativement faibles, par des Etats puissants. Ces derniers restent jaloux de leur propre souverainete en limitant celle des autres. Ils pesent aussi de facon determinante sur les decisions des institutions internationales. C'est la un ordre et un " etat de fait " qui peuvent etre ou bien consolides au service des " puissants " ou bien, au contraire, peu a peu disloques, mis en crise, menaces par des concepts (c'est-a-dire ici des performatifs institues, des evenements par essence historiques et transformables), comme ceux des nouveaux " droits de l'homme " ou de " crime contre l'humanite ", par des conventions sur le genocide, la torture ou le terrorisme. Entre les deux hypotheses, tout depend de la politique qui met en œuvre ces concepts. Malgre leurs racines et leurs fondements sans age, ces concepts sont tout jeunes, du moins en tant que dispositifs du droit international. Et quand, en 1964 - c'etait hier - la France a juge opportun de decider que les crimes contre l'humanite resteraient imprescriptibles (decision qui a rendu possibles tous les proces que vous savez - hier encore celui de Papon), elle en a implicitement appele a une sorte d'au-dela du droit dans le droit. L'imprescriptible, comme notion juridique, n'est certes pas l'impardonnable, nous avons vu pourquoi tout a l'heure. Mais l'imprescriptible, j'y reviens, fait signe vers l'ordre transcendant de l'inconditionnel, du pardon et de l'impardonnable, vers une sorte d'anhistoricite, voire d'eternite et de Jugement Dernier qui deborde l'histoire et le temps fini du droit : a jamais, " eternellement ", partout et toujours, un crime contre l'humanite sera passible d'un jugement, et on n'en effacera jamais l'archive judiciaire. C'est donc une certaine idee du pardon et de l'impardonnable, d'un certain au-dela du droit (de toute determination historique du droit) qui a inspire les legislateurs et les parlementaires, ceux qui produisent le droit, quand par exemple ils ont institue en France l'imprescriptibilite des crimes contre l'humanite ou, de facon plus generale quand ils transforment le droit international et installent des cours universelles. Cela montre bien que malgre son apparence theorique, speculative, puriste, abstraite, toute reflexion sur une exigence inconditionnelle est d'avance engagee, et de part en part, dans une histoire concrete. Elle peut induire des processus de transformation - politique, juridique, mais en verite sans limite. Cela dit, puisque vous me rappeliez a quel point je suis " partage " devant ces difficultes apparemment insolubles, je serais tente par deux types de reponse. D'une part, il y a, il doit y avoir, il faut l'accepter, de l'" insoluble ". En politique et au-dela. Quand les donnees d'un probleme ou d'une tache n'apparaissent pas comme infiniment contradictoires, me placant devant l'aporie d'une double injonction, alors je sais d'avance ce qu'il faut faire, je crois le savoir, ce savoir commande et programme l'action : c'est fait, il n'y a plus de decision ni de responsabilite a prendre. Un certain non-savoir doit au contraire me laisser demuni devant ce que j'ai a faire pour que j'aie a le faire, pour que je m'y sente librement oblige et tenu d'en repondre. Il me faut alors, et alors seulement, repondre de cette transaction entre deux imperatifs contradictoires et egalement justifies. Non qu'il faille ne pas savoir. Au contraire, il faut savoir le plus et le mieux possible, mais entre le savoir le plus etendu, le plus raffine, le plus necessaire, et la decision responsable, un abime demeure et doit demeurer. On retrouve ici la distinction des deux ordres (indissociables mais heterogenes) qui nous preoccupe depuis le debut de cet entretien. D'autre part, si l'on appelle " politique " ce que vous designez en parlant de " processus pragmatiques de reconciliation ", alors, tout en prenant au serieux ces urgences politiques, je crois aussi que nous ne sommes pas definis de part en part par le politique, et surtout pas par la citoyennete, par l'appartenance statutaire a un Etat-nation. Ne doit-on pas accepter que, dans le cœur ou dans la raison, surtout quand il est question du " pardon ", quelque chose arrive qui excede toute institution, tout pouvoir, toute instance juridico-politique ? On peut imaginer que quelqu'un, victime du pire, en soi-meme, chez les siens, dans sa generation ou dans la precedente, exige que justice soit rendue, que les criminels comparaissent, soient juges et condamnes par une cour - et pourtant dans son cœur pardonne. - Et l'inverse ? Jacques Derrida : L'inverse aussi, bien sur. On peut imaginer, et accepter, que quelqu'un ne pardonne jamais, meme apres une procedure d'acquittement ou d'amnistie. Le secret de cette experience demeure. Il doit rester intact, inaccessible au droit, a la politique, a la morale meme : absolu. Mais je ferais de ce principe trans-politique un principe politique, une regle ou une prise de position politique : il faut aussi respecter, en politique, le secret, ce qui excede le politique ou ce qui ne releve plus du juridique. C'est cela que j'appellerais la " democratie a venir ". Dans le mal radical dont nous parlons et par consequent dans l'enigme du pardon de l'impardonnable, il y a une sorte de " folie " que le juridico-politique ne peut approcher, encore moins s'approprier. Imaginez une victime du terrorisme, une personne dont on a egorge ou deporte les enfants, ou telle autre dont la famille est morte dans un four crematoire. Qu'elle dise " je pardonne " ou " je ne pardonne pas ", dans les deux cas, je ne suis pas sur de comprendre, je suis meme sur de ne pas comprendre et en tout cas je n'ai rien a dire. Cette zone de l'experience reste inaccessible et je dois en respecter le secret. Ce qu'il reste a faire, ensuite, publiquement, politiquement, juridiquement, demeure aussi difficile. Reprenons l'exemple de l'Algerie. Je comprends, je partage meme le desir de ceux qui disent : " Il faut faire la paix, il faut que ce pays survive, ca suffit, ces meurtres monstrueux, il faut faire ce qu'il faut pour que ca s'arrete ", et si, pour cela, il faut ruser jusqu'au mensonge ou a la confusion (comme quand Bouteflika dit : " Nous allons liberer les prisonniers politiques qui n'ont pas de sang sur les mains "), eh bien, va pour cette rhetorique abusive, elle n'aura pas ete la premiere dans l'Histoire recente, moins recente et surtout coloniale de ce pays. Je comprends donc cette " logique ", mais je comprends aussi la logique opposee qui refuse a tout prix, et par principe, cette utile mystification. Eh bien, c'est la le moment de la plus grande difficulte, la loi de la transaction responsable. Selon les situations et selon les moments, les responsabilites a prendre sont differentes. On ne devrait pas faire, me semble-t-il, dans la France d'aujourd'hui, ce qu'on s'apprete a faire en Algerie. La societe francaise d'aujourd'hui peut se permettre de mettre au jour, avec une rigueur inflexible, tous les crimes du passe (y compris ceux qui reconduisent en Algerie, precisement, et la chose n'est pas encore faite), elle peut les juger et ne pas laisser s'endormir la memoire. Il y a des situations ou, au contraire, il faut, sinon endormir la memoire (cela, il ne le faudrait jamais, si c'etait possible) mais du moins faire comme si, sur la scene publique, on renoncait a en tirer toutes les consequences. On n'est jamais sur de faire le choix juste, on ne sait jamais, on ne le saura jamais de ce qui s'appelle un savoir. L'avenir ne nous le donnera pas davantage a savoir car il aura ete determine, lui-meme, par ce choix. C'est la que les responsabilites sont a reevaluer a chaque instant selon les situations concretes, c'est-a-dire celles qui n'attendent pas, celles qui ne nous donnent pas le temps de la deliberation infinie. La reponse ne peut etre la meme en Algerie aujourd'hui, hier ou demain, et dans la France de l945, de l968-70, ou de l'an 2000. C'est plus que difficile, c'est infiniment angoissant. C'est la nuit. Mais reconnaitre ces differences " contextuelles ", c'est tout autre chose qu'une demission empiriste, relativiste ou pragmatiste. Justement parce que la difficulte surgit au nom et en raison de principes inconditionnels, donc irreductibles a ces facilites (empiristes, relativistes ou pragmatistes). En tout cas, je ne reduirais pas la terrible question du mot " pardon " a ces " processus " dans lesquels elle se trouve d'avance engagee, si complexes et inevitables soient-ils. - Ce qui reste complexe, c'est cette circulation entre le politique et l'ethique hyperbolique. Peu de nations echappent a ce fait, peut-etre fondateur, qui est qu'il y a eu des crimes, des violences, une violence fondatrice, pour parler comme Rene Girard, et le theme du pardon devient bien commode pour justifier, ensuite, l'histoire de la nation. Jacques Derrida : Tous les Etats-nations naissent et se fondent dans la violence. Je crois cette verite irrecusable. Sans meme exhiber a ce sujet des spectacles atroces, il suffit de souligner une loi de structure : le moment de fondation, le moment instituteur est anterieur a la loi ou a la legitimite qu'il instaure. Il est donc hors la loi, et violent par la-meme. Mais vous savez qu'on pourrait " illustrer " (quel mot, ici !) cette abstraite verite de terrifiants documents, et venus de l'histoire de tous les Etats, les plus vieux et les plus jeunes. Avant les formes modernes de ce qu'on appelle, au sens strict, le " colonialisme ", tous les Etats (j'oserais meme dire, sans trop jouer sur le mot et l'etymologie, toutes les cultures) ont leur origine dans une agression de type colonial. Cette violence fondatrice n'est pas seulement oubliee. La fondation est faite pour l'occulter ; elle tend par essence a organiser l'amnesie, parfois sous la celebration et la sublimation des grands commencements. Or ce qui parait singulier aujourd'hui, et inedit, c'est le projet de faire comparaitre des Etats ou du moins des chefs d'Etat en tant que tels (Pinochet), et meme des chefs d'Etat en exercice (Milosevic) devant des instances universelles. Il s'agit la seulement de projets ou d'hypotheses mais cette possibilite suffit pour annoncer une mutation : elle constitue a elle seule un evenement majeur. La souverainete de l'Etat, l'immunite d'un chef d'Etat ne sont plus, en principe, en droit, intangibles. Bien entendu, de nombreuses equivoques demeureront longtemps, devant lesquelles il faut redoubler de vigilance. On est loin de passer aux actes et de mettre ces projets en œuvre, car le droit international depend encore trop d'Etats-nations souverains et puissants. De plus, quand on passe a l'acte, au nom de droits de l'homme universels ou contre des " crimes contre l'humanite ", on le fait souvent de facon interessee, compte tenu de strategies complexes et parfois contradictoires, a la merci d'Etats non seulement jaloux de leur propre souverainete mais dominants sur la scene internationale, presses d'intervenir ici plutot ou plus tot que la, par exemple au Kosovo plutot qu'en Tchetchenie, pour se limiter a des exemples recents, etc., et excluant, bien sur, toute intervention chez eux ; d'ou par exemple l'hostilite de la Chine a toute ingerence de ce type en Asie, au Timor, par exemple - cela pourrait donner des idees du cote du Tibet ; ou encore la reticence des Etats-Unis, voire de la France, mais aussi de certains pays dits " du Sud ", devant les competences universelles promises a la Cour penale internationale, etc. On en revient regulierement a cette histoire de la souverainete. Et puisque nous parlons du pardon, ce qui rend le " je te pardonne " parfois insupportable ou odieux, voire obscene, c'est l'affirmation de souverainete. Elle s'adresse souvent de haut en bas, elle confirme sa propre liberte ou s'arroge le pouvoir de pardonner, fut-ce en tant que victime ou au nom de la victime. Or il faut aussi penser a une victimisation absolue, celle qui prive la victime de la vie, ou du droit a la parole, ou de cette liberte, de cette force et de ce pouvoir qui autorisent, qui permettent d'acceder a la position du " je pardonne ". La, l'impardonnable consisterait a priver la victime de ce droit a la parole, de la parole meme, de la possibilite de toute manifestation, de tout temoignage. La victime serait alors victime, de surcroit, de se voir depouillee de la possibilite minimale, elementaire, d'envisager virtuellement de pardonner a l'impardonnable. Ce crime absolu n'advient pas seulement dans la figure du meurtre. Immense difficulte, donc. Chaque fois que le pardon est effectivement exerce, il semble supposer quelque pouvoir souverain. Cela peut etre le pouvoir souverain d'une ame noble et forte, mais aussi un pouvoir d'Etat disposant d'une legitimite incontestee, de la puissance necessaire pour organiser un proces, un jugement applicable ou, eventuellement, l'acquittement, l'amnistie ou le pardon. Si, comme le pretendent Jankelevitch et Arendt (j'ai dit mes reserves a ce sujet), on ne pardonne que la ou l'on pourrait juger et punir, donc evaluer, alors la mise en place, l'institution d'une instance de jugement suppose un pouvoir, une force, une souverainete. Vous connaissez l'argument " revisionniste " : le tribunal de Nuremberg etait l'invention des vainqueurs, il restait a leur disposition, aussi bien pour etablir le droit, juger et condamner que pour innocenter, etc. Ce dont je reve, ce que j'essaie de penser comme la " purete " d'un pardon digne de ce nom, ce serait un pardon sans pouvoir : inconditionnel mais sans souverainete. La tache la plus difficile, a la fois necessaire et apparemment impossible, ce serait donc de dissocier inconditionnalite et souverainete. Le fera-t-on un jour ? C'est pas demain la veille, comme on dit. Mais puisque l'hypothese de cette tache impresentable s'annonce, fut-ce comme un songe pour la pensee, cette folie n'est peut-etre pas si folle. Propos recueillis par Michel Wieviorka (1) NDLR Cf. " Foi et savoir, Les deux sources de la " religion " aux limites de la simple raison ", in La Religion, J. Derrida et G. Vattimo, Le Seuil, l996.
© Le Monde des Debats, Decembre 1999 | |